Mariages d'aventure. Emile Gaboriau

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Mariages d'aventure - Emile Gaboriau


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dire aussi que le jeune ingénieur n’avait pas été élevé à se promener avec 40,000 francs dans son porte-monnaie. La liasse de billets de Banque qu’il avait en poche ne laissait pas de l’inquiéter un peu. En homme prudent, il garda la main dessus, de Lannion à Paris. En arrivant, il avait le bras engourdi.

      Harassé de fatigue, les jambes brisées, il gagna la salle où il est d’usage que les voyageurs attendent leurs bagages pendant quelques quarts d’heure. Il venait de s’asseoir, lorsqu’il s’entendit appeler par une voix joyeuse.

      —Eh! monsieur l’ingénieur! monsieur l’ingénieur!

      Il se retourna, et le long de la grille si ingénieusement disposée pour séparer les arrivants de leurs amis venus au-devant d’eux, il aperçut un gros homme à face épanouie qui lui faisait toutes sortes de signes d’amitié. Il courut à lui.

      —Enfin, vous voilà, monsieur l’ingénieur, dit l’homme, j’ai reçu votre lettre, je vous attendais. Avez-vous fait bon voyage, au moins?

      —Pas des meilleurs. Ah! père Lantier, si vous n’aviez pas eu ma parole! Enfin, j’ai l’argent.

      —Chut!... plus bas, au nom du ciel... si on vous entendait! Est-ce qu’on parle d’argent comme cela tout haut? Le mien est prêt aussi; je l’ai porté à la Banque. Chez moi, il m’empêchait de dormir. Nous allons le faire un peu travailler, cet argent, s’il vous plaît.

      —Oui, dit Pascal avec un soupir, il s’agit de ne pas perdre la partie.

      —Perdre la partie, monsieur l’ingénieur, avec tous les atouts en main; vous voulez rire, sans doute. Ah çà! vous descendez chez moi, ici, à deux pas.

      —Mais, mon brave ami, je vais vous gêner horriblement.

      —Me gêner! un homme comme vous. Ah! vous ne me feriez pas l’injure de descendre à l’hôtel! Vous ferez un bon somme jusqu’au déjeuner, nous causerons après. Allez, j’ai déniché une fameuse affaire. Je vais toujours chercher une voiture.

      Si Lantier ne tira pas le canon pour M. l’ingénieur, c’est qu’il n’avait pas de canon. Mais la maison avait été mise sens dessus dessous; une bonne chambre bien chaude, une bouteille de vieux vin, un bouillon délicieux attendaient Pascal. Lorsqu’il fut prêt à se mettre au lit:

      —Je vous quitte, lui dit Lantier; s’il vous manque quelque chose, appelez...

      —Merci, je n’ai besoin que de sommeil. A tantôt, mon cher associé.

      Le brave homme referma doucement la porte et s’éloigna sur la pointe du pied.

      —C’est pourtant vrai, se disait-il, je suis son associé. Qui m’aurait dit cela, que je deviendrais l’associé d’un homme comme lui, qui était le premier des ponts et chaussées!

      Jean Lantier, l’associé de Pascal, est à cette heure un des entrepreneurs aisés de Paris. Il ne sera jamais très riche, parce qu’il n’est pas ambitieux. Il compte se retirer des affaires aussitôt qu’il pourra donner 50,000 écus à chacune de ses filles; il en a trois, tout en gardant pour lui une vingtaine de mille livres de rentes.

      Il y a vingt ans, Jean Lantier roulait la brouette sur une grande route, au service des ponts et chaussées. Il était gai et bien portant. Comme il gagnait 67 francs par mois,—déduction faite d’une retenue pour la caisse des retraites,—comme il avait une bonne conduite et qu’il n’était pas mal de sa personne, il trouva un bon parti pour s’établir.

      Il se maria, et reçut en dot, de son beau-père, une somme ronde de 6,000 francs en bons écus sonnants. Sa femme était douce, jolie, bonne ménagère; il se trouva le plus heureux des hommes.

      Mais les enfants vinrent. La famille augmenta, les appointements restèrent les mêmes, la gêne entra dans le ménage. Jean Lantier ne gagna plus que juste de quoi s’empêcher de mourir de faim, lui et les siens. On mettait de côté autrefois, il fallut prendre au sac.

      —«Cela ne peut durer ainsi,» grommelait sans cesse Lantier. Et un beau jour il fit un coup de tête.

      —«Au petit bonheur,» dit-il. Il rendit à l’administration pelle et brouette, malgré sa femme qui l’engageait à patienter.

      A la tête d’un capital de 2,000 écus, il se lança dans les entreprises de terrassements. Mais en tout il faut un apprentissage: il l’apprit à ses dépens. Sa première affaire engloutit la moitié de son avoir. Il ne se découragea pas. Sentant l’insuffisance de son instruction, il travailla, le soir, et même fit la dépense de quelques leçons. Après deux ou trois entreprises de blanc, c’est-à-dire sans profits ni pertes, il regagna le capital perdu, le risqua de nouveau, l’augmenta, et finalement le doubla.

      A quarante ans, il était à la tête de 40,000 francs qui ne devaient pas un centime à personne. Et il avait bien vécu, et ni la femme ni les enfants n’avaient enduré de privations.

      C’est vers ce temps que Jean Lantier fit la connaissance de Pascal, qui dirigeait les travaux dont il avait la concession.

      Le jeune ingénieur se prit d’amitié pour son entrepreneur. C’était un homme laborieux, intelligent, on pouvait compter sur lui. Tous ceux qui le connaissaient l’estimaient. Ses confrères l’appelaient un gâte-métier, parce qu’une fois un traité signé, il avait l’habitude de l’exécuter, dût-il y perdre.

      Il arriva que Pascal eut l’occasion de rendre un assez grand service à son entrepreneur. Contre l’ordinaire, l’obligé fut reconnaissant. Jean Lantier, qui avait toujours professé une grande vénération pour les ponts et chaussées, reporta tout cette vénération sur le jeune ingénieur. Bientôt son admiration n’eut plus de bornes, il allait partout chantant ses louanges, et tout le bien qu’il disait, il le pensait.

      Les travaux terminés, l’entrepreneur ne perdit point Pascal de vue. Il allait le voir assez souvent, tantôt pour le seul plaisir de causer avec lui, tantôt pour lui demander un conseil. Sans trop savoir pourquoi, Lantier se serait jeté dans le feu pour son ami l’ingénieur.

      Cependant, la dernière année d’études de Pascal touchait à sa fin, et déjà il songeait sérieusement à donner sa démission. S’il hésitait, s’il tardait encore, c’est qu’il désirait trouver tout de suite à utiliser son activité et ses aptitudes. Il attendait avec impatience le résultat de certaines démarches qu’il venait de faire près d’une grande Compagnie de chemin de fer.

      La réponse tardait à venir.

      Jean Lantier, sans s’en douter, mit fin aux incertitudes du jeune homme.

      On était alors au fort des démolitions de Paris, si toutefois elles ont diminué. Des quartiers entiers recevaient congé, des rues populeuses tombaient, et étaient comme par enchantement remplacées par des voies nouvelles. Lantier rêvait de devenir démolisseur.

      C’est une profession toute moderne, qui a ses héros et ses dupes, mais qui compte bon nombre de millionnaires.

      Avant de rien tenter, cependant, avant de confier son sort et son argent à une soumission cachetée, l’entrepreneur était venu consulter le jeune ingénieur. Le brave homme se grisait de ses espérances, ses projets lui montaient à la tête. Il en parlait sans cesse, et avec la volubilité de l’enthousiasme; il les exposait avec la clarté de la conviction.

      Il eut vite mis Pascal au courant. Il lui expliqua les mystères d’un métier alors bien moins connu qu’aujourd’hui, et lui en montra le fort et le faible. Il parlait en expert, ayant longtemps étudié «le bâtiment,» aussi bien pour la démolition que pour la construction. Lorsqu’on a mis quarante ans à amasser sou à sou 40,000 francs, on ne les expose pas volontiers sur une seule carte.

      Mais Lantier était sûr de son fait. Il avait déjà essayé quelques petites spéculations qui lui avaient réussi; il avait eu des huitièmes, des douzièmes de lots, et il ne regrettait qu’une chose, d’avoir été


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