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sourit et raconta aussitôt une anecdote qui n’avait aucun rapport avec le sujet, et dans l’intention évidente de faire une diversion; tous se turent pendant quelques secondes.

      Le maître de la maison profita de ce moment de silence pour reboucher une bouteille de vin, la tendit au domestique, et se leva en disant: «Le bon vin ne court pas les rues…,» et tous les invités, reprenant gaiement leurs propos interrompus, le suivirent au salon, où deux grandes lettres, apportées par un courrier du ministère, lui furent remises. Il passa dans son cabinet. À peine avait-il disparu, que l’entrain de ses invités tomba subitement, et ils se mirent à causer sérieusement et sans bruit: «Déclamez-nous quelque chose, dit Spéransky en revenant et en s’adressant à Magnitsky. C’est un vrai talent,» ajouta-t-il en se tournant vers le prince André. Magnitsky, cédant à la volonté qui venait de lui être exprimée, prit la pose obligée et récita une parodie en vers français composée par lui, où figuraient quelques personnalités connues à Pétersbourg; de vifs applaudissements l’interrompirent à différents endroits. Dès qu’il eut fini, le prince André s’approcha de son hôte pour prendre congé.

      «Déjà! Où allez-vous donc de si bonne heure? Lui dit ce dernier.

      — J’ai promis ma soirée.»

      Ils se turent tous deux, et le prince André put examiner à son aise ces yeux de verre, ces yeux impénétrables. «Comment avait-il pu attendre tant de choses de cet homme, de son activité, et y attacher une si grande valeur? C’était tout simplement ridicule!» Voilà ce qu’il pensait, et le rire affecté de Spéransky continua à résonner ce soir-là dans ses oreilles.

      Rentré chez lui, il se prit à réfléchir, et, jetant un coup d’œil en arrière, il s’étonna de voir ses quatre mois de séjour à Pétersbourg lui apparaître sous un nouvel aspect. Il se rappela ses soucis, ses efforts, toute la longue filière par laquelle avait dû passer son projet de code militaire, reçu au comité pour y être discuté, et mis ensuite de côté, parce qu’un autre travail, fort au-dessous du sien, avait été déjà présenté à l’Empereur! Il se rappela les séances de ce comité dont Berg était membre, et les discussions qui n’attaquaient que la forme, sans tenir le moindre compte du fond; il se souvint aussi de son mémoire sur les lois, de ses laborieuses traductions du code, et il en eut honte. Se transportant en pensée à Bogoutcharovo, à ses occupations de là-bas, à sa course à Riazan, à ses paysans, et leur appliquant en pensée «le droit des gens», qu’il avait si savamment divisé en paragraphes, il fut confondu d’avoir consacré tant de mois à un travail aussi stérile!

      XIX

      Dans la journée du lendemain, le prince André alla faire quelques visites, une entre autres aux Rostow, avec lesquels, à l’occasion du dernier bal, il avait renouvelé connaissance; sous cet acte de pure politesse se cachait le désir de voir dans son intérieur la vive et charmante jeune fille qui avait produit sur lui une si agréable impression.

      Elle fut la première à le recevoir, et il lui sembla que sa robe gros-bleu faisait encore mieux ressortir sa beauté que sa toilette de bal. Il fut traité par elle et les siens en vieil ami; l’accueil fut simple et cordial, et cette famille, qu’il avait sévèrement jugée autrefois, lui parut aujourd’hui composée uniquement de braves et excellents cœurs, pleins d’aménité et de bonté. L’hospitalité et la parfaite bienveillance du comte, plus frappantes encore à Pétersbourg qu’à Moscou, ne lui laissèrent aucun moyen de refuser son invitation à dîner. «Oui, ce sont de bien braves gens, se disait-il; mais, on le voit, ils ne peuvent apprécier le trésor qu’ils ont en Natacha, cette jeune fille en qui la vie déborde et dont la silhouette lumineuse se détache si poétiquement sur le fond terne de sa famille.»

      Il se sentait prêt à trouver des joies inconnues dans ce monde étranger pour lui jusqu’alors, dans ce monde pressenti par lui dans l’allée d’Otradnoë, et plus tard, la nuit, à la fenêtre ouverte devant la douce clarté de la lune, et il s’irritait alors d’en être resté aussi longtemps éloigné; maintenant qu’il s’en était rapproché, qu’il y était entré, il le connaissait et y trouvait des jouissances toutes nouvelles.

      Après le dîner, Natacha se mit, à sa prière, au piano, et chanta; assis près d’une fenêtre, il l’écoutait en causant avec des dames. Soudain il s’arrêta, la phrase qu’il avait commencée resta inachevée sur ses lèvres, quelque chose le serra à la gorge, il sentit monter des larmes à ses yeux, de vraies et douces larmes, alors qu’il ne se croyait plus capable d’en verser. Il regarda Natacha, et il y eut dans son âme une explosion de joie, de bonheur! Heureux et triste, il se demandait ce qui pouvait ainsi le faire pleurer, ou de son passé, avec la mort de sa femme, ses illusions perdues, ses espérances d’avenir…, ou de la révélation subite de ce sentiment, qui contrastait si étrangement avec le besoin de l’infini dont son cœur débordait, et ce cadre étroit et matériel, où leurs deux êtres se confondaient en une même et vague pensée. Ce contraste accablant le tourmentait et le réjouissait à la fois.

      À peine Natacha eut-elle fini de chanter, qu’elle vint lui demander si elle lui avait fait plaisir et se troubla aussitôt, dans la crainte de lui avoir adressé une question déplacée. Il sourit et lui répondit que son chant lui avait plu comme tout ce qu’elle faisait.

      Le prince André les quitta fort avant dans la soirée. Il se coucha par pure habitude; mais, le sommeil ne venant pas, il se leva, alluma sa bougie, marcha dans sa chambre, et se recoucha sans que cette insomnie le fatiguât. À le voir, on aurait dit qu’il venait de quitter une atmosphère chargée de lourdes vapeurs et qu’il se retrouvait, heureux et léger, sur la terre libre du bon Dieu, respirant à pleins poumons! Il ne pensait guère à Natacha, ne se figurait nullement en être amoureux, mais il la voyait constamment devant lui, et cette image donnait à sa vie une énergie toute nouvelle. «Que fais-je ici? À quoi bon mes démarches? Pourquoi se meurtrir dans ce cadre resserré, lorsque l’existence entière est là devant moi avec toutes ses joies?» se disait-il. Pour la première fois depuis longtemps, il fit des projets et en vint à conclure qu’il lui fallait s’occuper de l’éducation de son fils, lui trouver un instituteur, quitter le service et voyager en Angleterre, en Suisse, en Italie… «Il faut profiter de ma liberté, et de ma jeunesse! Pierre avait raison: pour être heureux, me disait-il, il faut croire au bonheur, et j’y crois à présent! Laissons les morts enterrer les morts; tant que l’on vit, il faut vivre et être heureux!»

      XX

      Le colonel Adolphe de Berg, que Pierre connaissait comme il connaissait toute la ville à Moscou et à Pétersbourg, tiré à quatre épingles dans un uniforme irréprochable, portant des favoris courts, à l’exemple de l’Empereur Alexandre, lui fit un matin sa visite:

      «Je viens de chez la comtesse votre épouse, qui n’a pas daigné accéder à ma requête; j’espère avoir meilleure chance auprès de vous, comte, ajouta-t-il en souriant.

      — Que désirez-vous, colonel? Je suis à vos ordres.

      — Je suis complètement installé dans mon nouveau logement, reprit Berg, comme s’il était convaincu du plaisir que cette intéressante communication devait procurer à chacun. Je désirerais y donner une petite soirée et y inviter nos amis communs, les miens et ceux de ma femme. Je suis venu prier la comtesse, ainsi que vous, de nous faire l’honneur d’accepter une tasse de thé et… à souper.»

      Un sourire épanoui couronna la fin de ce petit discours.

      La comtesse Hélène, trouvant les «de Berg» au-dessous d’elle, avait, malheureusement pour eux, répondu par un refus à ce séduisant programme. Berg détailla si clairement à Pierre pourquoi il désirait voir se réunir chez lui une société choisie, pourquoi cela lui serait agréable, et pourquoi lui, qui ne jouait jamais et ne gaspillait jamais son argent, était tout prêt à faire de fortes dépenses lorsqu’il s’agissait de recevoir le grand monde, que force fut à ce dernier d’accepter l’invitation.


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