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de liberté, que le plaisir d’être courtisée étouffe souvent chez elle le sentiment vrai! Et, dois-je le dire, Nathalie y est très sensible.» Ce retour à Natacha fut désagréable au prince André, qui tenta de se lever; mais Véra le retint, en lui souriant avec plus de grâce encore: «Elle a été courtisée plus que personne; mais jusqu’à ces derniers temps, personne n’était parvenu à lui plaire. Vous le savez bien, comte, continua-t-elle en s’adressant à Pierre; et même Boris, soit dit entre nous, Boris, le charmant cousin, était aussi parti pour le pays du Tendre… Vous êtes bien avec lui, n’est-ce pas, prince?

      — Oui, je le connais.

      — Il vous aura sans doute confessé son amour d’enfant pour Natacha?

      — Ah oui! Un amour d’enfant!… dit le prince André en devenant écarlate.

      — Mais, vous savez, entre cousin et cousine, cette intimité mène quelquefois à l’amour; «cousinage, dangereux voisinage,» n’est-ce pas?

      — Oh! Sans contredit,» répondit le prince André.

      Et il se mit à plaisanter Pierre, avec un feint enjouement, sur la prudence qu’il devait apporter, à Moscou, dans ses rapports avec ses cousines de cinquante ans, puis il se leva et l’emmena à l’écart.

      «Que veux-tu? Lui dit Pierre, surpris de son émotion et du regard qu’il avait jeté sur Natacha.

      — Il faut que je te parle, tu sais, nos gants de femme… (il parlait de la paire de gants que tout franc-maçon devait offrir à celle qu’il jugerait digne de son amour). Je… eh bien, non, plus tard!» et, les yeux brillant d’un éclat étrange, laissant percer dans ses mouvements une secrète agitation, il alla s’asseoir près de Natacha.

      Berg, heureux au possible, ne cessait de sourire; sa soirée, reproduction fidèle de toutes les autres soirées, était un vrai succès: les conversations avec les dames tournaient sur la pointe d’une aiguille; le général élevait la voix pendant le jeu, et le samovar et les pâtisseries s’y retrouvaient comme ailleurs. Il manquait à ce parfait ensemble un détail qui l’avait frappé dans les autres réunions: une discussion animée entre hommes, sur un sujet grave et intéressant. Pour son bonheur, le général ne tarda pas à en mettre un sur le tapis, et il appela Pierre à la rescousse dans un débat qui venait de s’engager, entre son chef et le colonel, sur les affaires d’Espagne!

      XXII

      Le lendemain, sur l’invitation du comte, le prince André se rendit chez les Rostow; il y dîna et y passa la soirée.

      Chacun avait d’autant plus facilement deviné pourquoi et pour qui il restait, qu’il ne s’en cachait en aucune façon. Natacha, transportée d’un bonheur exalté, se sentait à la veille d’un événement solennel; et toute la maison partageait cette impression. La comtesse étudiait Bolkonsky d’un regard mélancolique et sérieux, pendant qu’il causait avec sa fille, et se mettait bien vite à parler de choses et d’autres lorsque leurs yeux se rencontraient. Sonia craignait de laisser Natacha seule ou de la gêner en restant, et Natacha pâlissait d’angoisse lorsqu’il lui arrivait pendant une seconde de se trouver en tête-à-tête avec lui. Sa timidité l’étonnait: elle devinait qu’il avait une confidence à lui faire et qu’il ne pouvait s’y décider.

      Lorsque le prince André les eut quittés, sa mère s’approcha d’elle:

      «Eh bien? Lui dit-elle tout bas.

      — Maman, au nom du ciel, ne me demandez rien à présent, je ne puis rien dire!…» Et cependant ce même soir, émue et terrifiée, les yeux fixes, couchée auprès de sa mère, elle lui conta tout au long, et ce qu’il lui avait dit de flatteur et d’aimable, et ses projets de voyages, et ses questions sur Boris et sur l’endroit où elle et les siens avaient l’intention de passer l’été: «Jamais, jamais, je n’ai éprouvé rien de pareil à ce que je sens maintenant… seulement, devant lui, j’ai peur! Qu’est-ce que cela veut dire? Sans doute que cette fois c’est… c’est cela, c’est le vrai! Maman, vous dormez?

      — Non, mon ange, j’ai peur aussi… Mais va dormir.

      — Comment, dormir?… quelle absurdité! Maman, maman, cela ne m’est jamais arrivé, poursuivit-elle, surprise et effrayée de ce sentiment qu’elle éprouvait pour la première fois… Aurions-nous jamais pu prévoir cela?»

      Natacha, bien qu’elle fût fermement convaincue qu’elle s’était subitement éprise du prince André, lors de sa visite à Otradnoë, ne pouvait cependant surmonter une certaine appréhension que lui causait ce bonheur étrange et en réalité si inattendu:

      «Et il a fallu qu’il vînt ici, et nous aussi… il a fallu que nous nous rencontrassions à ce bal, où je lui ai plu!… Ah oui! C’est bien le sort qui l’a voulu… c’est clair, cela devait être ainsi… Alors même que je venais à peine de l’entrevoir, j’ai ressenti là quelque chose de tout particulier.

      — Que t’a-t-il dit? Quels sont ces vers? Répète-les, dit la mère, qui restait pensive et se rappelait un quatrain écrit par le prince André sur l’album de sa fille.

      — Maman, n’est-ce pas honteux d’épouser un veuf?

      — Quelle folie! Natacha, prie le bon Dieu: les mariages sont écrits dans le ciel.

      — Ah! Maman, chère petite maman, comme je vous aime! Comme je suis heureuse!» s’écria Natacha, en l’embrassant et en pleurant de joie et d’émotion.

      Ce même soir, le prince André faisait à Pierre la confidence de son amour et de sa résolution d’épouser Natacha.

      Il y avait un grand raout chez la comtesse Hélène: l’ambassadeur de France, le prince étranger, devenu depuis peu l’hôte assidu de la maîtresse de la maison, y brillaient en compagnie d’un grand nombre de femmes et de personnages de distinction. Pierre fit le tour des salons, et chacun remarqua son air sombre et distrait. Depuis le bal, et surtout depuis que, grâce sans doute aux longues visites du prince étranger chez la comtesse, il avait été nommé chambellan, il était sujet à de continuels accès d’hypocondrie. Depuis ce moment, un sentiment inexprimable d’embarras et de honte ne le quitta plus, et ses tristes pensées d’autrefois sur le néant des choses humaines lui revenaient plus sombres que jamais, ravivées par la vue des progrès de l’amour entre Natacha, sa protégée, et le prince André, son ami, et par le contraste entre leur situation et la sienne. Il s’efforçait de ne penser ni à eux ni à sa femme, et revenait toujours, malgré lui, aux questions qui l’avaient déjà si fort tourmenté; de nouveau, tout lui paraissait puéril, comparé à l’éternité, et de nouveau il se demandait: «À quoi tout cela mène-t-il?» Nuit et jour il s’acharnait à ses travaux de franc-maçon, afin de chasser le mauvais esprit qui l’obsédait. Un soir, après avoir quitté entre onze heures et minuit l’appartement de sa femme, il venait de remonter dans son cabinet imprégné de l’odeur du tabac; enveloppé d’une robe de chambre usée et sale, il copiait les constitutions des loges écossaises, lorsque le prince André entra inopinément chez lui.

      «Ah! C’est vous! Dit Pierre d’un air distrait; je travaille, vous voyez,» ajouta-t-il du ton des malheureux qui s’efforcent de trouver dans une occupation quelconque un remède aux infortunes de la vie.

      Le prince André, la figure rayonnante et transfigurée par la joie, ne remarqua point la tristesse de son ami, et s’arrêta en souriant devant lui:

      «Écoute, mon cher; hier j’étais sur le point de te raconter tout, et aujourd’hui j’y suis décidé; c’est pour cela que me voici. Je n’ai jamais éprouvé rien de pareil. Je suis amoureux, mon ami!»

      Pierre poussa un soupir et se laissa tomber, de tout le poids de sa lourde personne, sur le canapé à côté du prince André:

      — De Natacha Rostow? Est-ce cela?

      — Sans doute, de qui donc serait-ce? Je


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