Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

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Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi


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Dieu, dont tous les actes, trop souvent incompris, sont les preuves constantes de l’amour sans bornes qu’il porte à sa créature. Il me semble que dans son angélique pureté elle aurait manqué de la force nécessaire pour remplir dignement ses devoirs de mère, tandis, que comme épouse elle a été irréprochable. Elle aura sans doute obtenu là-haut une place que je n’ose espérer pour moi et, nous a laissé, à mon frère surtout, le plus tendre regret et le plus doux souvenir. Sans parler de ce qu’elle y aura gagné, cette mort si précoce, si effrayante, a eu, malgré son amertume, la plus bienfaisante influence sur le prince André et sur moi! Ces pensées, que j’aurais chassées avec terreur à cette époque fatale, ne se sont développées en moi que plus tard, et à présent leur clarté a dissipé le doute dans mon cœur. Je vous écris tout cela, chère amie, pour qu’à votre tour vous ouvriez vos yeux et votre âme à la vérité évangélique, qu’est devenue la règle de ma vie. Il ne tombe pas un cheveu de notre tête sans la volonté de Dieu, et sa volonté est guidée par un amour sans limites, qui ne veut que notre bien dans toutes les circonstances de notre vie.

      «Vous voulez savoir si nous passons l’hiver prochain à Moscou? Je ne le pense pas, et, malgré toute la joie que j’aurais à vous voir, je ne le désire point: Buonaparte en est la cause! Vous voilà bien étonnée, mais voici l’explication: la santé de mon père faiblit visiblement; il ne peut supporter la moindre contradiction, et son irascibilité naturelle est surtout excitée par la politique. Il ne peut admettre que Buonaparte soit devenu l’égal de tous les souverains de l’Europe et du petit-fils de la grande Catherine en particulier. Je suis, comme toujours, fort indifférente à ce qui se passe dans le monde, mais les conversations de mon père avec Michel Ivanovitch m’ont mise au courant de la politique et des honneurs rendus à Buonaparte, auquel Lissy-Gory seul me paraît persister à refuser le titre de grand homme et d’Empereur des Français. Aussi, grâce aux opinions de mon père, grâce à son franc parler qui ne s’embarrasse de personne, grâce aux violentes discussions qui en seraient l’inévitable conséquence, prévoit-il qu’il aurait à Moscou des désagréments qui lui en rendraient le séjour difficile. Le bon résultat du traitement qu’il a entrepris se trouverait détruit, je le crains, par sa haine contre Buonaparte. Du reste, tout se décidera sous peu. Rien n’est changé dans notre intérieur, sauf que l’absence de mon frère s’y fait vivement sentir. Je vous ai déjà écrit qu’il était devenu tout autre. Repris son malheur, il n’est pour ainsi dire revenu à la vie que maintenant; bon, tendre, affectueux, c’est un cœur d’or, et je ne lui connais point d’égal. Il a compris que sa vie ne pouvait être finie, mais, d’un autre côté, sa santé s’est affaiblie au profit du moral, qui s’est relevé. Il est maigri, nerveux… et je m’en inquiète! Aussi ai-je fort approuvé son voyage, et j’espère qu’il se rétablira. Vous me dites qu’il a fait sensation à Pétersbourg, qu’il y est cité comme un des jeunes gens les plus distingués, les plus intelligents et les plus travailleurs. Je n’en ai jamais douté, et vous excuserez cet orgueil de sœur, justifié par le bien qu’il a su répandre autour de lui, tant parmi ses paysans que parmi la noblesse de notre district: ces éloges lui revenaient donc de droit. Je suis fort étonnée des inventions qui ont cours chez vous et qui parviennent de là à Moscou, sur son mariage, par exemple, avec la petite Rostow. Je ne crois pas qu’André se décide jamais à se marier; en tout cas, ce n’est pas la petite Rostow qu’il choisirait. Je sais, quoi qu’il n’en parle point, que le souvenir de sa femme est profondément enraciné dans son cœur, et il ne voudra jamais remplacer sa chère défunte, ni donner une belle-mère à notre petit ange; la jeune fille en question n’est pas de celles qui pourraient lui plaire et lui convenir comme femme; à vous dire vrai, je ne le désire pas. Mais j’ai honte de mon bavardage; me voilà à la fin de la seconde feuille. Adieu, chère amie; que Dieu vous ait en sa sainte et puissante garde! Mon aimable compagne MlleBourrienne vous embrasse.

      «Marie.»

      XXVI

      La princesse Marie reçut dans le courant de l’été une lettre de son frère, datée de Suisse; André lui faisait part de la nouvelle imprévue et surprenante de son engagement avec la jeune comtesse Rostow. Cette lettre respirait l’amour le plus exalté et témoignait la confiance la plus affectueuse et la plus tendre envers Natacha. Il lui avouait n’avoir jamais aimé comme il aimait à présent, n’avoir jamais compris la vie jusque-là, et terminait en lui demandant pardon de lui avoir fait un mystère de ses intentions, lors de son séjour à Lissy-Gory, bien qu’il en eût parlé à son père; mais il avait craint, disait-il, de la voir user trop tôt de son influence sur ce dernier, pour en obtenir son consentement, car dans ce cas l’irritation causée pas ses tentatives infructueuses serait inévitablement retombée de tout son poids sur elle seule.

      «La chose à cette époque, écrivait-il, n’était pas encore aussi mûrement décidée que maintenant, car mon père m’avait fixé le terme d’un an; six mois se sont écoulés, et ma décision reste inébranlable. Si les médecins et leurs traitements ne me retenaient aux eaux, je serais revenu auprès de vous, mais mon retour est remis à trois mois. Tu connais les rapports qui existent entre mon père et moi. Je ne lui demande rien, j’ai été et serai toujours indépendant, mais agir contrairement à sa volonté, mériter par là sa colère lorsqu’il lui reste peut-être si peu de temps à vivre, m’enlèverait la moitié de mon bonheur. Je lui écris de nouveau; choisis donc, je t’en supplie, l’instant favorable, remets-lui ma lettre, et informe-moi comment il l’aura acceptée, ce qu’il en pense, et s’il y a quelque espoir de lui voir avancer le terme de trois mois.»

      Après bien des hésitations et bien des prières au bon Dieu, la princesse Marie fit ce qu’il lui demandait.

      «Écris à ton frère, lui répondit son père après avoir pris connaissance de la lettre et sans se fâcher, qu’il patiente jusqu’à ma mort… ce ne sera pas long, et cela lui déliera les mains!»

      La princesse Marie essaya une timide objection; mais il l’interrompit en haussant la voix:

      «Marie-toi, marie-toi, mon cher… belle parenté, ma foi! Sont-ils des gens d’esprit? Hein!… riches? Hein!… Une jolie belle-mère à donner à Nicolouchka! Écris-lui de l’épouser demain s’il en a tellement envie, et moi j’épouserai la Bourrienne!… ha, ha! Alors lui en aura une aussi… de belle-mère! Seulement, comme j’ai assez de femmes dans la maison, il me fera le plaisir d’aller vivre ailleurs, tu déménageras chez lui… à la grâce de Dieu, par la gelée, par la gelée!…»

      Il ne fut plus jamais question de ce sujet après cette violente sortie, mais le dépit causé par la faiblesse de son fils se trahissait à tout moment dans les relations du père avec sa fille; un nouveau thème d’inépuisables plaisanteries s’était ajouté aux anciens: le thème de la belle-mère et de son penchant personnel pour la jeune Française.

      «Pourquoi ne l’épouserais-je pas? Disait-il souvent. Elle fera une charmante princesse!…»

      Et Marie s’aperçut enfin avec stupeur que les attentions de son père envers MlleBourrienne avaient pris un nouveau caractère, et qu’il trouvait du plaisir à passer de longues heures auprès d’elle. Elle rendit compte à son frère du triste résultat de sa démarche, en lui faisant toutefois espérer qu’elle réussirait à obtenir le consentement du vieux prince.

      Le petit Nicolas, André et la religion étaient les seules joies, les seules consolations de la princesse Marie; mais, ayant, comme chacun ici-bas, besoin d’aspirations toutes personnelles, elle caressait dans le fin fond de son cœur un rêve, une espérance mystérieuse qui la soutenait dans la vie et que les pèlerins qu’elle recevait à l’insu de son père avaient contribué à développer en elle. Plus elle vivait, plus elle étudiait la vie, et plus elle s’étonnait de l’aveuglement de ceux qui cherchent sur la terre la satisfaction de leurs désirs, de ceux qui souffrent, qui travaillent, qui luttent, qui se font mutuellement du mal à la poursuite de ce mirage insaisissable, imaginaire et plein de tentations coupables, qu’on appelle le bonheur! Ne voyait-elle pas son frère, qui avait aimé sa femme, essayer de l’atteindre en


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