Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

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Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi


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exclamation. Rencontrant Pétia et son menin, fort occupés tous deux du feu d’artifice qu’on devait tirer à la tombée de la nuit:

      «Pétia! Lui cria-t-elle, porte-moi jusqu’au bas!…» Et elle sauta sur le dos de Pétia, en lui enlaçant le cou de ses deux mains, et ils arrivèrent ainsi, l’un portant l’autre, en gambadant et en galopant jusqu’à l’escalier.

      «Assez, merci… Madagascar!» répéta-t-elle, et, sautant brusquement à terre, elle descendit les degrés en courant.

      Après avoir exploré son royaume, fait acte de pouvoir, après s’être convaincue que ses sujets étaient obéissants et qu’il n’y avait que de l’ennui à en tirer, Natacha rentra dans la grande salle, prit une guitare et alla s’asseoir dans le coin le plus sombre, en effleurant de ses doigts les basses cordes, et en cherchant l’accompagnement d’un air d’opéra que le prince André et elle avaient entendu ensemble un soir à Pétersbourg. Les quelques accords, incertains et confus, qu’elle ébauchait timidement du bout de ses doigts auraient sans doute frappé l’oreille la moins exercée par leur manque d’harmonie et de sens musical, tandis que, grâce à la vivacité de son imagination, ils réveillèrent en elle une longue série de souvenirs. Adossée au mur et à moitié cachée par une petite armoire, les yeux fixés sur un filet de lumière qui venait de l’office, en glissant sous la porte, elle écoutait avec délices, et évoquait le passé.

      Sonia traversa la salle, un verre à la main. Natacha lui jeta un coup d’œil et le reporta aussitôt sur la fente de la porte; il lui sembla qu’elle s’était déjà trouvée dans cette même situation, entourée de ces mêmes détails, et regardant Sonia passer un verre à la main: «Oui, oui, c’était bien ainsi!» pensa-t-elle.

      «Sonia, qu’est-ce que cela? Ajouta-t-elle en faisant quelques notes.

      — Comment, tu es là! Dit Sonia en tressaillant et en s’approchant pour écouter… Je ne sais pas, est-ce la Tempête? Demanda-t-elle en hésitant, avec la certitude de se tromper.

      — Oui, c’est bien ainsi, pensa Natacha, elle a tressailli alors et elle s’est approchée doucement en souriant et alors aussi j’ai pensé, comme je le pense à présent… qu’il y a en elle ce quelque chose qui me manque… Non, reprit-elle tout haut, tu n’y es pas, c’est le chœur dans le Porteur d’eau; écoute!… et elle en fredonna le motif… Où allais-tu?

      — Changer l’eau du verre, je vais achever le dessin.

      — Tu es toujours occupée, toi, et moi, jamais! Où est Nicolas?

      — Il dort, je crois.

      — Va le réveiller, Sonia. Dis-lui qu’il vienne chanter!»

      Sonia la quitta, et Natacha se prit de nouveau à songer, et à se demander comment tout cela avait pu se passer. N’ayant pu résoudre ce grave problème, elle retomba dans ses souvenirs: elle le revit, «lui», et sentit ses regards passionnés fixés sur elle: «Qu’il revienne au plus tôt! J’ai si grand’peur qu’il ne tarde encore!… Et puis, il n’y a pas à dire, je vieillis, et je ne serai plus ce que je suis à présent… Qui sait? Peut-être arrivera-t-il aujourd’hui? Peut-être est-il déjà arrivé? Peut-être est-il là, au salon?… Ne serait-il pas par hasard ici depuis hier, et ne l’aurais-je pas oublié?…» Elle se leva, déposa sa guitare, et passa dans la pièce voisine. Tout le monde était réuni autour de la table de thé, les professeurs, les gouvernantes, les invités; les domestiques servaient les uns et les autres… mais le prince André n’y était point!

      «Ah! La voilà, dit le vieux comte, viens t’asseoir ici!» Mais Natacha s’arrêta près de sa mère, sans répondre à l’invitation de son père; ses yeux cherchaient quelqu’un.

      «Maman… donnez-le-moi, donnez-le-moi plus vite, plus vite,» murmura-t-elle en retenant avec peine un sanglot. Elle s’assit et écouta la conversation: «Mon Dieu, se dit-elle, toujours les mêmes personnes, et toujours la même chose… Papa aussi tient sa tasse comme d’habitude, et souffle dessus comme hier, comme il soufflera demain…» Elle éprouva une sourde irritation contre eux tous, et elle leur en voulait de ce qu’il n’y avait rien de changé.

      Après le thé, Nicolas, Sonia et Natacha se blottirent dans leur coin favori de la grande salle: c’était là qu’ils causaient entre eux à cœur ouvert.

      X

      «T’arrive-t-il quelquefois, dit Natacha à son frère, de sentir qu’on n’a plus rien devant soi, qu’on a déjà reçu toute sa part de bonheur, et d’être, non pas ennuyé, mais profondément triste?

      — Certainement! Il m’est arrivé bien souvent de voir des amis et des camarades gais et en train, de l’être moi-même comme tous les autres, et de me trouver tout à coup envahi par une tristesse et un dégoût invincibles de la vie, au point de me demander si ce ne serait pas pour chacun de nous l’heure de mourir. Je me souviens, par exemple, qu’un jour, au régiment, la musique jouait, et j’étais plongé dans une telle mélancolie, que je n’ai pas même songé à aller parader à la promenade!

      — Comme je te comprends! Et moi, je me souviens, reprit Natacha, qu’une fois, étant toute petite, on m’avait punie pour avoir mangé des prunes, je crois… j’étais innocente, et vous autres vous dansiez… on m’avait laissée seule dans la chambre d’étude… je pleurais, je pleurais de chagrin et sur moi, et sur vous tous qui me faisiez tant de peine!

      — Oui, je me rappelle même que je suis allé te consoler, et que je ne savais comment m’y prendre… nous étions très ridicules alors!… Je possédais un petit bonhomme à grelots, dont je t’ai fait cadeau à cette occasion.

      — Te rappelles-tu aussi, poursuivit Natacha, bien avant cela, lorsque nous étions hauts comme la main, notre oncle nous a appelés dans son cabinet, il y faisait sombre, et tout à coup nous y avons vu…

      — Un nègre! Acheva Nicolas avec un joyeux sourire. Certainement, je le vois comme s’il était là, et j’en suis encore à me demander si c’était un songe, une réalité ou un conte bleu inventé à plaisir.

      — Il avait des dents blanches et nous regardait de ses yeux noirs.

      — Vous le rappelez-vous, Sonia?

      — Oui, oui, mais bien vaguement.

      — Papa et maman m’ont pourtant toujours assuré qu’il n’y a jamais eu de nègre chez nous… Et les œufs, te rappelles-tu les œufs que nous roulions à Pâques, et le jour où deux petites vieilles grimaçantes sont sorties du parquet, et se sont mises à tourner autour de la table?

      — Oui, oui, et papa qui, avec sa fourrure sur le dos, tirait des coups de fusil sur le perron… tu ne l’as pas oublié non plus?…» Et ainsi défilaient l’un après l’autre devant eux, non pas les mélancoliques souvenirs de la vieillesse, mais ces doux et innocents tableaux de la première enfance, qui se perdent dans un vague lointain plein de poésie et flottent entre la réalité et le songe.

      Sonia rappela aussi comme elle avait eu peur de Nicolas, à cause des brandebourgs de sa jaquette, et que sa bonne lui avait assuré que sa robe en serait un jour garnie de haut en bas:

      «C’est alors qu’on m’a raconté que tu étais venue au monde sous un chou, dit Natacha… Je n’osais pas dire que c’était faux, mais cela me préoccupait beaucoup!»

      Une porte s’ouvrit à ce moment, et une femme, s’écria, en passant sa tête par l’entrebâillement:

      «Mademoiselle, mademoiselle, on a apporté le coq!

      — Inutile, Polïa, renvoie-le,» dit Natacha.

      Dimmler, qui était entré sur ces entrefaites, s’approcha de la harpe reléguée dans un coin, et, en l’ôtant du fourreau, lui fit rendre un son discordant.

      «Édouard


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