Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

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Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi


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comte s’ébranla; ses patins, que la gelée semblait avoir soudés au sol, crièrent, la cloche tinta avec force, les chevaux se serrèrent contre le brancard, et partirent sur la neige brillante et ferme, en la rejetant à droite et à gauche, comme du sucre cristallisé.

      Nicolas venait en second: les autres s’élancèrent après lui sur l’étroit chemin, en faisant entendre le même bruit et le même grincement. Pendant qu’ils longeaient le mur extérieur du parc, l’ombre des grands arbres dénudés se couchait en travers de la route, et interceptait par endroits la vive clarté de la lune; mais à peine l’eurent-ils dépassé, que de tous côté s’étendit à leurs regards la vaste plaine de neige immobile qu’une lumière scintillante diaprait au loin des mille feux et des paillettes sans nombre de ses chatoyants reflets. Tout à coup une ornière imprima une violente secousse au premier traîneau, et fit bondir les suivants, qui s’espacèrent à la file en troublant de leur bruit insolent le calme immuable et souverain qui régnait autour d’eux:

      «Des traces de lièvre!» s’écria Natacha, dont la voix perça comme une flèche l’air immobile et glacé.

      «Comme il fait clair, Nicolas!» dit Sonia, Nicolas se retourna pour examiner cette jolie figure à moustaches et à sourcils noirs, qui, aux rayons de la lune et sous son bonnet de zibeline, lui semblait éloignée et rapprochée à la fois:

      «Ce n’est plus Sonia, se dit-il en souriant.

      — Qu’avez-vous, Nicolas?

      — Rien!» lui répondit-il, et il reprit sa première position.

      Arrivés sur la grand’route battue et labourée par les fers à crampons des chevaux, et sillonnée de longues traces d’apparence huileuse qui marquaient le passage des traîneaux, l’attelage tira sur les rênes et accéléra sa course. Le cheval de gauche, la tête penchée en dehors, avançait par bonds, tandis que le timonier, remuant les oreilles, paraissait hésiter et se demander si le moment était venu de s’élancer à son tour. Perdu dans le lointain, le traîneau de Zakhare faisait l’effet d’une tache noire qui se détachait sur la blancheur de la neige à mesure qu’il s’éloignait, le tintement de ses clochettes devenait de plus en plus indistinct, et les chants et les cris des masques retentissaient dans la nuit claire et pure.

      «Eh là! Mes amis chéris!» s’écria Nicolas, en ramenant les rênes d’une main et en levant de l’autre son fouet. Le traîneau partit comme un trait: la force du courant d’air qui frappait les visages, et les bonds toujours plus rapides des deux chevaux de volée, donnaient seuls l’idée de la vitesse de la course. Nicolas regarda en arrière les deux autres cochers, qui, criant et encourageant leurs chevaux du fouet et de la voix, faisaient galoper les timoniers, pour n’être pas distancés; celui de Nicolas, se balançant sous la «douga8» du brancard, conservait l’égalité de son allure, tout prêt à doubler le mouvement au moindre signal.

      Ils atteignirent bientôt la première troïka, et, après avoir descendu une pente, ils arrivèrent sur une large route de traverse qui longeait une prairie.

      «Où sommes-nous? Se demanda Nicolas; n’est-ce pas la prairie et la colline du bord de la rivière? Mais non, vraiment, je ne m’y reconnais plus! C’est du nouveau, de l’inconnu!… Dieu sait où nous sommes!… Enfin n’importe!…» Et, appuyant ses chevaux d’un vigoureux coup de fouet, il continua sa course droit devant lui.

      Zakhare retint une seconde son attelage, et tourna son visage couvert de givre vers Nicolas, qui lança sa troïka à fond de train.

      «Attention, maître!» lui cria Zakhare, qui, penché en avant, les bras tendus et faisant claquer sa langue, partit à son tour comme une flèche.

      Pendant un moment les deux troïkas volèrent de front, mais bientôt, malgré tous les efforts de Zakhare, Nicolas gagna de l’avance, et le dépassa enfin, rapide comme l’éclair; un tourbillon de neige fine, soulevé par les pieds de ses chevaux, s’abattit sur la troïka rivale, les patins grincèrent, les femmes poussèrent des cris aigus, et les deux attelages, confondant et enchevêtrant leurs ombres fugitives, luttèrent entre eux de vitesse.

      Nicolas, modérant l’ardeur des chevaux, regarda autour de lui; devant, derrière, partout s’étendait à perte de vue la plaine féerique, parsemée d’étoiles d’argent et toute baignée de lumière: «Zakhare me crie de prendre à gauche… Pourquoi à gauche? Pensa-t-il. On dirait que nous allons chez les Mélukow?… Pas du tout, nous allons à l’aventure, et à la grâce de Dieu!… Comme tout cela est étrange et charmant à la fois!…» Et il se retourna vers ceux qu’il menait.

      «Vois donc sa barbe et ses cils, qui sont tout blancs,» dit tout à coup l’un des deux jolis et fantastiques jeunes gens, aux sourcils arqués et à la fine moustache.

      «Celui qui vient de parler, c’est Natacha, je crois, se dit Nicolas, et ce Tcherkesse là-bas, qui est-ce donc?… je ne le connais pas, mais je l’aime!»

      «N’êtes-vous pas transies?» Elles lui répondirent par un éclat de rire. Dimmler s’égosillait de son côté; ce qu’il disait devait être drôle, car on riait aux éclats dans son traîneau.

      «De mieux en mieux, se disait à lui-même Nicolas, nous voilà maintenant dans une forêt enchantée… de grandes ombres noires se confondent dans un scintillement de pierreries et glissent sur un pavé de diamants… N’est-ce pas un palais magique que je vois là-bas avec ses larges dalles de marbre blanc et ses toits étincelants?… Ne viens-je pas d’entendre comme des cris de bêtes fauves se répondant dans le lointain?… Mais, si c’était tout simplement Mélukovka que j’aperçois? Ma foi, ce serait tout aussi miraculeux, de les avoir conduits au hasard et d’être arrivé à bon port!»

      C’était bien Mélukovka en effet, car il vit les gens de la maison sortir sur le perron avec des lumières, et s’avancer vers eux, tout joyeux de cette distraction imprévue.

      «Qui est là? Cria une voix dans le vestibule.

      — Des masques de chez le comte!… Ce sont ses attelages, répondirent les domestiques.

      XI

      Pélaguéïa Danilovna Mélukow, une forte et maîtresse femme en lunettes et en robe de chambre flottante, était assise dans son salon, au milieu de ses filles, qu’elle tâchait de divertir de son mieux, en fondant avec elles des figures de cire dont elles suivaient ensuite sur le mur les silhouettes indécises, lorsque des pas et des voix se firent entendre dans l’antichambre.

      Des hussards, des sorcières, des paillasses, des ours, étaient en train de frotter leurs figures brûlées par le froid et couvertes de givre, et secouaient la neige attachée à leurs vêtements. Dès qu’ils se furent débarrassés de leurs fourrures, ils firent irruption dans la grande salle, où l’on allumait à la hâte des bougies. Dimmler le paillasse, et Nicolas en vieille marquise, exécutèrent un pas, tandis que les autres, entourés des enfants, qui criaient et sautaient de plaisir, déguisaient leurs voix, en saluant la maîtresse de la maison, et se rangeaient ensuite le long du mur.

      «Impossible de reconnaître personne… mais vraiment est-ce Natacha? Regardez-la donc, ne vous rappelle-t-elle pas quelqu’un?… Édouard Karlovitch, comme vous voilà beau, et comme vous dansez bien! Et ce Tcherkesse-là, il est charmant… Tiens, c’est Sonia! Voilà une bonne et agréable surprise!… Et nous qui étions là à nous morfondre!… Ha, ha, ha! Quel hussard, un vrai hussard et un vrai gamin, qui plus est!… Je ne puis pas la regarder sans rire…» Et tout le monde criait, riait et parlait à la fois.

      Natacha, la favorite des demoiselles Mélukow, disparut aussitôt avec elles, et se fit apporter dans leur appartement particulier des bouchons, des robes de chambre et toutes sortes de vêtements d’homme, que le laquais passait par l’entrebâillement de la porte aux jeunes filles déshabillées; elles les saisissaient vivement de leurs bras nus. Dix minutes plus tard, toute la jeunesse de la maison, également méconnaissable, se joignit aux masques.

      Pélaguéïa


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