Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

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Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi


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de sa puissante poitrine, et semblait prête à étouffer!

      «Adorable! Divin! Délicieux!» criait-on de tous côtés. Natacha, le regard fixé sur la forte tragédienne, ne voyait ni ne comprenait rien; elle sentait seulement qu’elle était plongée de nouveau dans ce monde étrange, insensé, à mille lieues du réel, où le bien et le mal, l’extravagant et le raisonnable, se mêlaient et se confondaient. Effrayée et émue, elle attendait quelque chose.

      Le monologue terminé, on se leva et l’on acclama MlleGeorges à tout rompre.

      «Comme elle est belle! Dit Natacha à son père, qui essayait aussi de se frayer un chemin dans la foule jusqu’à l’éminente artiste.

      — Je ne suis pas de votre avis, lorsque je vous vois…, murmura Anatole à l’oreille de Natacha, de façon à être entendu d’elle seule. – Vous êtes ravissante, et, depuis l’instant où vous m’êtes apparue, je n’ai plus…

      — Allons, viens donc, Natacha,» s’écria le comte en se retournant.

      Elle se rapprocha de son père et fixa sur lui un regard éperdu.

      MlleGeorges récita plusieurs autres scènes, et prit ensuite congé de la société, qui fut aussitôt engagée à passer dans la grande salle.

      Le comte se disposait à partir, mais Hélène vint le supplier avec tant d’insistance de ne point lui gâter le plaisir de ce petit bal improvisé, en emmenant ses filles, qu’il céda à ses prières et resta. Anatole s’empressa d’engager Natacha pour un tour de valse, et ne cessa de lui répéter, tout en lui pressant la taille et la main, qu’elle était ravissante et qu’il l’aimait. Pendant «l’écossaise» qu’ils dansèrent ensemble, il garda le silence, et sa danseuse se demanda avec stupeur si elle n’avait pas rêvé la déclaration qu’elle en avait reçue pendant la valse; mais, à la fin de la première figure, elle sentit qu’il lui serrait de nouveau la main, et elle allait lui adresser un reproche, lorsque l’expression tendre et assurée de son regard l’arrêta tout court sur ses lèvres:

      «Ne me parlez pas ainsi, je suis fiancée, j’en aime un autre, dit-elle vivement en baissant les yeux.

      — Pourquoi me le dire? Repartit Anatole que cet aveu ne parut troubler en rien: – Que m’importe? Je sais que je vous aime, et que je vous aime follement… Est-ce ma faute si vous êtes si séduisante!… À nous à faire la figure!»

      Natacha regardait autour d’elle d’un air effaré, et paraissait plus agitée que de coutume. Après «l’écossaise» vint le tour du «Grossvater»; son père voulut l’emmener, elle le pria de la laisser danser encore, et cependant, de quelque côté qu’elle se tournât, elle se sentait sous le feu des yeux d’Anatole. Au moment où elle entrait dans la chambre de toilette des dames pour arranger un volant de sa robe qui venait de se découdre, elle fut rejointe par Hélène, qui lui reparla, en riant, de l’amour de son frère. Elles passèrent ensemble dans le boudoir à côté, Anatole s’y trouvait: sa sœur disparut, et elle se trouva seule avec lui.

      «Il m’est impossible, lui dit-il d’une voix attendrie, de vous voir chez vous: me condamnerez-vous alors à ne vous voir jamais? Je vous aime à la folie. Je ne pourrais donc jamais…» et, l’empêchant d’avancer, il pencha sa figure au-dessus de la sienne. Ses yeux brillants et passionnés plongeaient dans ceux de Natacha, qui ne pouvaient s’en détacher: «Nathalie! Murmura-t-il en pressant fortement ses mains dans les siennes… Nathalie!

      — Je ne comprends rien, je ne puis rien vous dire,» sembla lui répondre le regard éperdu de Natacha… Des lèvres brûlantes effleurèrent les siennes…, mais au même instant il s’arrêta et Natacha se sentit délivrée… Le frou-frou d’une robe et un bruit de pas venaient de se faire entendre à l’entrée du boudoir… c’était Hélène! Natacha la vit s’approcher: interdite et frémissante, elle se retourna vers lui comme pour lui demander une explication, et alla à la rencontre de la comtesse.

      — Un mot, un seul mot!» poursuivit Anatole.

      Elle ralentit le pas, car elle avait hâte de lui entendre prononcer ce mot, qui éclaircirait leur situation, et qui lui permettrait enfin de répondre.

      «Nathalie, un mot, un seul!» répétait-il, ne sachant en réalité ce qu’il voulait dire. Sa sœur parut, et ils rentrèrent tous trois au salon. Les Rostow déclinèrent l’invitation au souper, et firent leurs adieux.

      Natacha passa une nuit blanche, tourmentée par le problème qu’elle ne parvenait pas à résoudre: lequel des deux aimait-elle? Assurément, elle aimait le prince André et n’avait point oublié sa vive affection pour lui…, mais elle aimait aussi Anatole, c’était indiscutable: «Autrement cela aurait-il pu avoir lieu? Aurais-je répondu l’autre soir par un sourire à son sourire? Si je l’ai fait, c’est que je l’ai aimé tout de suite, à première vue… Cela veut donc dire qu’il est bon, généreux et beau, et que par conséquent je ne pouvais m’empêcher de l’aimer! Qu’y faire? J’aime l’un, et j’aime l’autre,» et elle se répétait cela mille fois, sans trouver une réponse plausible aux questions qui l’épouvantaient!

      XIV

      Le jour ramena les soucis et le remue-ménage habituels: on se leva, on s’habilla, on bavarda, les couturières et les modistes parurent à tour de rôle, Marie Dmitrievna sortit de son appartement et l’on se réunit enfin pour le déjeuner du matin. Natacha, les yeux agrandis par l’insomnie, cherchait à arrêter au vol tout regard indiscret, et faisait son possible pour paraître telle que d’habitude.

      Après le thé, Marie Dmitrievna s’installa dans son fauteuil, et appela à elle Natacha et le vieux comte:

      «Eh bien, mes amis, tout bien pesé, voici mon conseil: hier j’ai vu, comme vous le savez, le vieux prince Bolkonsky, je lui ai parlé, et croiriez-vous qu’il a élevé la voix… mais il n’est pas facile de me fermer la bouche, je lui ai défilé tout mon chapelet.

      — Qu’a-t-il dit? Demanda le comte.

      — Lui, c’est un fou, il ne veut rien entendre, mais à quoi bon en parler? Cette fillette en est déjà bien assez tourmentée. Mon conseil est donc de terminer au plus vite vos affaires, de retourner à Otradnoë, et d’y attendre…

      — Non, non! S’écria Natacha.

      — Si, si! Répliqua Marie Dmitrievna. Il faut partir et attendre! Si ton fiancé était ici, une brouille serait inévitable, tandis que, seul avec le vieux, il parviendra à le retourner comme un gant, et il ira te chercher.»

      Le comte comprit la sagesse de ce plan, et l’approuva. Si le vieillard devenait plus maniable, on pourrait toujours revenir à Moscou, ou aller à Lissy-Gory; dans le cas contraire, s’il persistait à refuser son consentement, le mariage ne pouvait avoir lieu qu’à Otradnoë.

      «C’est parfaitement juste, et je regrette maintenant, continua-t-il, d’avoir mené Natacha chez eux.

      — Il n’y a pas à le regretter, il aurait été difficile de ne pas lui donner ce témoignage de respect… Il ne veut pas, c’est son affaire! Le trousseau est prêt, pourquoi attendre davantage? Je me charge de vous envoyer les objets en retard, je regrette de vous voir partir, mais cela vaut mieux: partez, et que Dieu vous garde!» Puis, tirant de son «ridicule» une lettre écrite par la princesse Marie, elle la remit à Natacha:

      «C’est pour toi! La pauvrette s’inquiète. Elle craint que tu ne doutes de son affection.

      — C’est vrai, elle ne m’aime pas, dit Natacha.

      — Quelle folie! Mais tais-toi donc! S’écria Marie Dmitrievna avec emportement.

      — Je ne m’en rapporte à personne… Je le sais, elle ne m’aime pas, repartit Natacha en prenant la lettre d’un air irrité et décidé, qui frappa Marie Dmitrievna: elle l’examina et fronça les sourcils.

      —


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