Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

Читать онлайн книгу.

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi


Скачать книгу
dit Anatole en se souvenant avec bonheur de cette course, et en se tournant vers Makarine, qui le regardait avec une tendre vénération… Figure-toi qu’il m’a mené, un jour de Noël, de Tver ici avec une telle vitesse, que la respiration nous manquait… nous ne courions pas, je te le jure, nous volions… et ne voilà-t-il pas que nous tombons sur une file de chariots et que nous sautons par-dessus les deux derniers!

      — Mais aussi quels chevaux! J’avais attelé ensemble deux jeunes timoniers avec l’alezan clair, et, ma parole, Fédor Ivanovitch, poursuivit Balaga, ces fous furieux ont volé pendant soixante verstes à travers les airs. Pas moyen de les retenir, mes doigts se raidissaient de froid… Je jette les rênes… Tiens-toi bien, Excellence, que je crie, et je culbute dans le traîneau!… Il n’y avait plus qu’à les laisser faire et à nous cramponner de notre mieux…, et nous volâmes ainsi trois heures durant. Le cheval de volée de gauche seul en est crevé!»

      XVII

      Anatole sortit un moment, et revint bientôt, vêtu d’une petite pelisse retenue à la taille par une ceinture en cuir avec des ornements en argent, et coiffé d’un bonnet garni de zibeline, posé de côté d’un air crâne, qui seyait à merveille à sa belle figure. Il se regarda dans la glace, se retourna et saisit un verre rempli de vin:

      «Eh bien, mon cher Dologhow! Adieu, et merci pour tout ce que tu as fait; adieu, vous aussi, mes chers compagnons de jeunesse, adieu!»

      Anatole savait fort bien qu’ils se disposaient tous à l’accompagner, mais il tenait à rendre cette scène attendrissante et solennelle. Il parlait haut, lentement, la poitrine tendue avant, et se balançait sur une jambe:

      «Prenez des verres, toi aussi, Balaga… Oui, compagnons de ma jeunesse, nous avons vécu, nous nous sommes amusés, nous avons fait des folies ensemble; et maintenant, quand nous reverrons-nous? Je vais à l’étranger. Adieu, mes enfants… À votre santé, hourra!…» Et, avalant d’un trait le contenu de son verre, il le jeta à terre, où il se brisa en mille morceaux.

      «À votre santé!» dit Balaga en vidant le sien à son tour et en essuyant sa barbiche avec son mouchoir.

      Makarine, les larmes aux yeux, embrassait Anatole:

      «Ah! Prince, quel chagrin de nous séparer, murmurait-il, quel chagrin!

      — En route, en route! S’écria Anatole… Un moment! Ajouta-t-il en voyant Balaga se diriger vers la sortie: fermez bien les portes, et asseyons-nous3.» On les ferma et l’on s’assit… «Voilà qui est fait, et maintenant, mes enfants, en route!» répéta-t-il en se levant.

      Joseph, le domestique, lui présenta sa sacoche et son sabre, et tous passèrent dans le vestibule.

      «Où est la pelisse? Demanda Dologhow. Hé, Ignatka! Va demander à Matrena Matféïevna la pelisse de zibeline; entre nous, je crains qu’elle ne l’emporte, ajouta-t-il plus bas… Tu verras, elle va accourir plus morte que vive sans rien mettre sur ses épaules, et, si tu t’attardes, il y aura des pleurs, papa et maman feront leur apparition…: aussi, prends bien vite la fourrure et fais-la mettre dans le traîneau.»

      Le domestique revint avec une pelisse doublée de renard ordinaire.

      «Imbécile! Je t’ai dit celle de zibeline! Hé, Matrëchka,» s’écria-t-il avec tant de force, que sa voix retentit jusqu’au fond de l’appartement.

      Une jolie bohémienne, maigre et pâle, avec des yeux d’un noir de jais, des cheveux bouclés à reflets aile de corbeau, enveloppée d’un châle rouge, se précipita dans l’antichambre en apportant la fourrure de zibeline.

      «Eh bien, quoi! La voici, prenez-la, je ne la regrette pas,» dit-elle d’un ton plaintif, en contradiction avec ses paroles; elle était intimidée à la vue de son maître.

      Dologhow lui jeta sur les épaules la pelisse de renard et l’en enveloppa:

      «Comme cela d’abord, dit-il en relevant le collet, et comme cela ensuite, ajouta-t-il en le faisant retomber sur sa tête, de façon à ne laisser qu’un peu de sa figure à découvert… et enfin comme cela!…» Et il poussa vers elle Anatole, qui lui appliqua un baiser sur les lèvres.

      «Adieu, Matrëchka, c’est fini de mes folies ici! Ma petite colombe, adieu, et souhaite-moi bonne chance!

      — Que le bon Dieu vous donne du bonheur, beaucoup de bonheur,» répondit-elle avec son accent bohémien.

      Deux troïkas, tenues par deux jeunes cochers, stationnaient devant la maison: Balaga monta dans le premier traîneau, leva haut les bras, et se mit, sans se hâter, à rassembler les rênes. Anatole et Dologhow s’assirent derrière lui. Makarine, Gvostikow et le domestique prirent place dans le second.

      «Est-ce prêt? Demanda Balaga… Laissez aller!» cria-t-il en enroulant les rênes autour de sa main, et les troïkas partirent, en les emportant à fond de train le long du boulevard Nikitski.

      «Hé, gare, gare!» criaient les cochers à pleins poumons. Sur la place Arbatskaïa, une des troïkas accrocha une voiture: il y eut un craquement suivi d’un cri, mais elle continua sa course effrénée, jusqu’au moment où Balaga, d’un vigoureux coup de poignet, arrêta tout court les chevaux, au carrefour des Vieilles-Écuries.

      Anatole et Dologhow mirent pied à terre sur le trottoir et s’approchèrent d’une grande porte cochère. Ce dernier siffla, on lui répondit, et une fille de service accourut à sa rencontre.

      «Entrez par ici, dans la cour, autrement on vous verra; elle va venir!» lui dit-elle. Dologhow s’arrêta devant la porte cochère, pendant qu’Anatole, suivant la fille, tournait l’angle de la maison; il venait de franchir les quelques marches du perron, lorsque le grand laquais de Marie Dmitrievna se dressa tout à coup devant lui.

      «Ma maîtresse vous attend, lui dit-il de sa voix de basse.

      — Qui? Ta maîtresse?… Que me veux-tu? Murmura Anatole haletant.

      — Venez, elle m’a donné l’ordre de vous amener près d’elle.

      — Kouraguine, filons!… nous sommes trahis!» lui cria Dologhow, qui luttait corps à corps avec le dvornik, pendant que celui-ci s’efforçait de fermer la petite porte. Se dégageant enfin de son étreinte, et saisissant le bras d’Anatole, qui revenait à lui en courant, il l’entraîna au dehors, et s’élança avec lui dans la direction de leurs traîneaux.

      XVIII

      Marie Dmitrievna avait surpris dans le corridor la pauvre Sonia tout en larmes, l’avait confessée, et était allée aussitôt trouver Natacha en tenant à la main la réponse qu’elle avait adressée à Anatole, et qu’elle venait d’intercepter:

      «Vilaine créature!… créature sans vergogne! Pas un mot, je ne veux rien entendre!…» Et, repoussant Natacha, qui suivait d’un œil sec tous ses mouvements, elle prit la clef et l’enferma à double tour. Appelant ensuite le dvornik, elle lui ordonna de laisser entrer dans la cour les personnes qui se présenteraient dans la soirée, de fermer derrière elles les issues, et de les lui amener au salon.

      Lorsque Gavrilo vint lui annoncer qu’ils s’étaient enfuis, elle se leva, les sourcils froncés, et se mit à arpenter la chambre, les mains croisées derrière le dos, et réfléchissant à ce qui lui restait à faire. Vers minuit, tirant la clef de sa poche, elle retourna auprès de Natacha; Sonia sanglotait à la même place:

      «Marie Dmitrievna, de grâce, laissez-moi entrer chez elle!»

      Mais Marie Dmitrievna ouvrit la porte sans lui répondre et entra d’un pas résolu.

      Sonia la suivit.

      «C’est laid, c’est mal, se conduire ainsi sous mon toit, mais j’aurai pitié de son père, et je ne dirai rien,» se disait-elle en s’approchant


Скачать книгу