Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

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Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi


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sortir de sa neutralité et la forcer à l’action; comment une partie de ces troupes se joindrait aux Suédois à Stralsund; comment 220000 Autrichiens et 100000 Russes agiraient pendant ce temps en Italie et sur le Rhin; comment 50000 Russes et 80000 Anglais débarqueraient à Naples, et comment enfin ce total de 800000 hommes attaquerait les Français sur plusieurs points à la fois. Le vieux prince ne témoigna pas le moindre intérêt à ce long récit. On aurait dit qu’il ne l’avait même pas écouté, car il l’avait interrompu à trois reprises, sans cesser de marcher en s’habillant; la première fois il s’écria:

      «Le blanc, le blanc!…»

      Ce qui voulait dire que le vieux Tikhone se trompait de gilet. La seconde, il demanda si sa belle-fille accoucherait bientôt, et hocha la tête d’un air de reproche en ajoutant:

      «C’est mal C’est mal! Continue!»

      Et la troisième, pendant que son fils terminait son exposition, il entonna de sa voix fausse et cassée:

      «Marlbrough s’en va-t-en guerre, ne sait quand reviendra.»

      «Je ne vous dis pas que j’approuve ce plan, lui dit son fils en souriant légèrement. Je vous l’ai exposé tel qu’il est: Napoléon en aura bien certainement fait un qui vaudra le nôtre.

      — Rien de neuf, rien de neuf là dedans, voilà ce que je te dirai.»

      Et le vieux répéta entre ses dents, d’un air pensif:

      «Ne sait quand reviendra»… Maintenant va-t’en dans la salle à manger!»

      XXVII

      Deux heures sonnaient lorsque le prince, rasé et poudré, fit son entrée dans la salle à manger, où l’attendaient sa belle-fille, sa fille, MlleBourrienne et l’architecte de la maison, qui était admis à sa table, quoique sa position inférieure ne lui donnât aucun droit à un pareil honneur. Le vieux prince, à cheval sur l’étiquette et sur la différence des rangs, n’invitait que rarement les gros bonnets de la province, mais il lui plaisait de montrer dans la personne de son architecte, qui se mouchait timidement dans un mouchoir à carreaux, que tous les hommes sont égaux. Il lui arrivait souvent de rappeler à sa fille que Michel Ivanovitch ne valait pas moins qu’eux, et c’était à lui qu’il s’adressait presque toujours pendant ses repas.

      Dans la haute et spacieuse salle à manger, derrière chaque chaise se tenait un domestique, et le maître d’hôtel, une serviette sur le bras, promenait une dernière fois son regard inquiet de la table aux laquais, et du cartel à la porte qui allait s’ouvrir devant son maître. Le prince André examinait attentivement l’arbre généalogique de sa famille, encadré d’une baguette d’or. Cet objet, tout nouveau pour lui, était suspendu en face d’un autre immense tableau du même genre, indignement barbouillé par un artiste amateur. Ce barbouillage représentait le chef de la lignée des Bolkonsky, un descendant de Rurik, en prince souverain avec une couronne sur la tête. André ne put s’empêcher de sourire à la vue de ce portrait de haute fantaisie qui frisait la caricature.

      «Ah! Je le reconnais bien là tout entier!»

      La princesse Marie, qui venait d’entrer, le regardait avec étonnement, et ne comprenait pas ce qu’il pouvait y avoir là de risible; tout ce qui touchait à son père lui inspirait un respect religieux, qu’aucune critique ne pouvait affaiblir.

      «Chacun a son talon d’Achille, continua le prince André… Avoir l’esprit qu’il a et se donner ce ridicule!…»

      La princesse Marie, à laquelle déplaisait la hardiesse de ces propos, allait y répondre, lorsque les pas si impatiemment attendus se firent entendre. La démarche agile et légère du vieux prince, ses allures brusques et vives contrastaient si singulièrement avec la tenue sévère et correcte de sa maison, qu’on aurait pu y soupçonner une arrière-pensée de sa part.

      Deux heures venaient donc de sonner au cartel, et la pendule du salon y répondait mélancoliquement, lorsque le prince parut; ses yeux brillants, pleins de feu, surplombés de leurs épais sourcils gris, glissèrent rapidement sur toutes les personnes présentes pour se fixer sur la petite princesse. À sa vue, elle fut saisie de ce sentiment de respect et de crainte que son beau-père savait inspirer à tout son entourage. Il lui caressa doucement les cheveux et lui donna une petite tape sur la nuque.

      «Je suis bien aise, bien aise,» dit-il.

      Et, l’ayant dévisagée une seconde, il la quitta aussitôt pour s’asseoir à table:

      «Asseyez-vous, asseyez-vous, Michel Ivanovitch.»

      Il indiqua à sa belle-fille une chaise à côté de lui, et le valet de chambre la lui avança.

      «Oh! Oh! Fit le vieux prince en jetant un regard sur sa taille arrondie; trop de hâte, c’est mal! Il faut marcher, beaucoup marcher, beaucoup!…»

      Et sa bouche riait d’un rire sec et désagréable, tandis que ses yeux ne disaient rien.

      La petite princesse ne l’entendit pas ou fit semblant de ne pas l’avoir entendu; elle garda un silence embarrassé jusqu’au moment où il lui demanda des nouvelles de son père et de différentes autres connaissances; alors elle sourit et retrouva son entrain en lui racontant tous les petits commérages de la capitale.

      «La pauvre comtesse Apraxine a perdu son mari et elle a pleuré toutes les larmes de son corps!…»

      Plus elle s’animait, plus le vieux prince l’étudiait d’un air sévère; tout à coup il se détourna brusquement: on aurait dit qu’il n’avait plus rien à apprendre:

      «Eh bien, Michel Ivanovitch, s’écria-t-il, il va arriver malheur à votre Bonaparte. Le prince André (il ne parlait jamais de son fils qu’à la troisième personne) me l’a expliqué; de terribles forces s’amassent contre lui… Et dire qu’à nous deux, vous et moi, nous l’avons toujours tenu pour un imbécile!»

      Michel Ivanovitch savait parfaitement n’avoir jamais eu pareille opinion en si flatteuse compagnie: aussi comprit-il que sa personne servait d’entrée en matière; il regarda le jeune prince avec une certaine surprise, ne sachant pas trop ce qui allait suivre.

      «C’est un grand tacticien,» dit le prince à son fils, en désignant Michel Ivanovitch, et il reprit son thème favori, c’est-à-dire la guerre, Bonaparte, les grands capitaines et les hommes d’État du moment. Il n’y avait, selon lui, à la tête des affaires que des écoliers ignorant les premières notions de la science militaire et administrative; Bonaparte n’était qu’un petit Français sans importance, dont les succès devaient être attribués au manque des Potemkin et des Souvorow. L’état de l’Europe n’offrait aucune complication, et il n’y avait point de guerre sérieuse, mais une comédie de marionnettes, jouée par les grands faiseurs pour tromper le public.

      Le prince André répondait gaiement à ces plaisanteries, et les provoquait même pour engager son père à continuer.

      «Le passé l’emporte toujours sur le présent, et pourtant Souvorow s’est laissé prendre au piège tendu par Moreau; il n’a pas su s’en tirer.

      — Qui te l’a dit? Qui te l’a dit? S’écria le prince. Souvorow…»

      Et il jeta en l’air son assiette, que le vieux Tikhone eut l’adresse de saisir au vol.

      «Frédéric et Souvorow, en voilà deux; mais Moreau! Moreau était prisonnier si Souvorow avait été libre d’agir; mais il avait sur son dos le Hof-kriegs-wurstschnapsrath, dont le diable ne se serait pas débarrassé. Vous verrez; vous verrez ce qu’est un Hof-kriegs-wurstschnapsrath! Si Souvorow n’a pas eu ses coudées franches avec lui, ce n’est pas Michel Koutouzow qui les aura. Non, mon ami, vos généraux ne vous suffiront pas: il vous faudra des généraux français, de ceux qui se retournent contre les leurs pour lutter avec Bonaparte. On a déjà envoyé à New-York l’Allemand Pahlen à la recherche de Moreau, ajouta-t-il en faisant


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