Voyage musical en Allemagne et en Italie, II. Hector Berlioz

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Voyage musical en Allemagne et en Italie, II - Hector Berlioz


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musique; mais ça n'empêche pas que votre Dieu des chrétiens m'a fait un certain gargouillement dans le cœur qui m'a bouleversé. Et sacredieu, tenez, si je vous avais rencontré sur le moment, je vous aurais… je vous aurais payé une demi-tasse.

      » – Merci, merci, mon cher Pingard, vous êtes bien bon. Vous vous y connaissez; vous avez du goût. D'ailleurs, n'avez-vous pas visité la côte de Coromandel?

      » – Pardi, certainement; mais pourquoi?

      » – Les îles de Java?

      » – Oui, mais…

      » – De Sumatra?

      » – Oui.

      » – De Bornéo?

      » – Oui.

      » – Vous avez été lié avec Levaillant?

      » – Pardi, comme deux doigts de la main.

      » – Vous avez parlé souvent à Volney?

      » – A M. le comte de Volney, qui avait des bas bleus?

      » – Oui.

      » – Certainement.

      » – Eh bien! vous êtes bon juge en musique.

      » – Comment ça?

      » – Il n'y a pas besoin de savoir comment; seulement, si on vous dit par hasard: Quel titre avez-vous pour juger les compositeurs? êtes-vous peintre, graveur en taille-douce, architecte, sculpteur? vous répondrez: Non, je suis… voyageur, marin, mousse de la compagnie des Indes. C'est plus qu'il n'en faut. Ah ça, voyons, comment s'est passée la séance?

      » – Oh! tenez, ne m'en parlez pas; c'est toujours la même chose: J'aurais trente enfants, que le diable m'emporte si j'en mettrais un seul dans les arts. Parce que je vois tout ça, moi. Vous ne savez pas quelle sacrée boutique… Par exemple, ils se donnent, ils se vendent même des voix entre eux. Tenez, une fois, au concours de peinture, j'entendis M. Lethière qui demandait sa voix à un musicien2 pour un de ses élèves. Nous sommes d'anciens camarades, qu'il lui dit, tu ne me refuseras pas ça. D'ailleurs, mon élève a du talent, son tableau est très-bien.

      » – Non, non, non, je ne veux pas, je ne veux pas, que l'autre lui répond. Ton élève m'avait promis un album que désirait ma femme, et il n'a pas seulement dessiné un arbre pour elle. Je ne lui donne pas ma voix.

      » – Ah! tu as bien tort, que lui dit M. Lethière; je vote pour les tiens, tu le sais, et tu ne veux pas voter pour les miens.

      » – Non, je ne veux pas.

      » – Alors je ferai moi-même ton album, là, je ne peux pas mieux dire.

      » – Ah! c'est différent. Comment l'appelles-tu ton élève? Pour que je ne confonde pas, donne-moi ses noms et prénoms. Pingard!

      » – Monsieur.

      » – Un papier et un crayon.

      » – Voilà, Monsieur. Ils vont dans l'embrasure de la fenêtre, ils écrivent trois mots, et puis j'entends le musicien qui dit à l'autre, en repassant: C'est bon! il a ma voix.

      » – Eh bien! n'est-ce pas abominable? et si j'avais un de mes fils au concours, et qu'on lui fit des tours pareils n'y aurait-il pas de quoi me jeter par la fenêtre?

      » – Bon, bon, calmez-vous, Pingard, et dites-moi comment tout s'est passé aujourd'hui.

      » – Je vous l'ai déjà dit, vous avez le second prix, et il ne vous a manqué que deux voix pour le premier. Quand M. Dupont a eu chanté votre cantate, et qu'il l'a fièrement bien chantée, par parenthèse, ils ont commencé à écrire les bulletins. Il y avait un musicien, de mon côté, qui parlait bas à un architecte, et qui lui disait: Voyez-vous, celui-là ne fera jamais rien; ne lui donnez pas votre voix, c'est un jeune homme perdu. Il n'admire que le dévergondage de Beethoven; on ne le fera jamais rentrer dans la bonne route.

      » – Vous croyez, dit l'architecte? Cependant…

      » – Oh! c'est très-sûr; d'ailleurs, demandez à notre illustre Chérubini. Vous ne doutez pas de son expérience, j'espère; il vous dira, comme moi, que ce jeune homme est fou, que Beethoven lui a troublé la cervelle.

      » – Pardon, me dit Pingard en s'interrompant, mais qu'est-ce que ce M. Beethoven? il n'est pas de l'Institut, je crois?

      » – Non, il n'est pas de l'Institut; continuez.

      » – Ah! mon Dieu, ça n'a pas été long; l'autre a donné sa voix au nº 4, au lieu de vous la donner, et voilà. Tout d'un coup, il y a un des musiciens qui se lève et qui dit: Messieurs, avant d'aller plus avant, je dois vous prévenir que dans le second morceau de la partition que nous venons d'entendre, il y a un travail d'orchestre très-ingénieux, que le piano ne peut pas rendre, et qui doit, à l'exécution, produire le plus grand effet. Il est bon d'en être instruit.

      » – Que diable viens-tu nous chanter, lui répond un autre musicien, ton élève ne s'est pas conformé au programme; au lieu d'un air agité, il en a écrit deux, et dans le milieu il a ajouté une prière qu'il ne devait pas faire. Le réglement ne peut ainsi être méprisé. Il faut un exemple.

      » – Oh! c'est trop fort! qu'en dit M. le Secrétaire-Perpétuel?

      » – Je crois que c'est un peu sévère, et qu'on peut pardonner la licence que s'est permise votre élève; mais il est important que le jury soit éclairé sur le genre de mérite que vous avez signalé, et que l'exécution au piano ne nous a pas laissé apercevoir.

      » – Non, non, ce n'est pas vrai, dit M. Chérubini, ce prétendu mérite d'instrumentation n'existe pas, ce n'est qu'un fouillis auquel on ne comprend rien et qui serait détestable à l'orchestre.

      » – Ma foi, Messieurs, entendez-vous, disent de tous côtés les peintres, sculpteurs, architectes et graveurs, nous ne pouvons juger que ce que nous entendons, et pour le reste, si vous n'êtes pas d'accord…

      » – Ah! oui. – Ah! non. – Mais mon Dieu!.. – Eh! que Diable!.. – Cependant…

      »Enfin, ils criaient tous à la fois, et comme ça les ennuyait, voilà M. Renaud et deux autres qui s'en vont, en disant qu'ils se récusaient et qu'ils ne voulaient pas voter. Puis on a compté les bulletins, et il vous a manqué deux voix, comme je vous ai dit.

      » – Je vous remercie, mon bon Pingard; mais, dites-moi, cela se passait-il de la même manière à l'Académie du cap de Bonne-Espérance?

      » – Oh! par exemple! quelle farce! Une académie au Cap! un institut hottentot! Vous savez bien qu'il n'y en a pas.

      » – Vraiment! et chez les Indiens de Coromandel?

      » – Point.

      » – Et chez les Malais?

      » – Pas davantage.

      » – Ah ça! mais il n'y a donc point d'académie dans l'Orient?

      » – Certainement non.

      » – Les Orientaux sont bien à plaindre!

      » – Ah! oui, ils s'en moquent pas mal!

      » – Les barbares!»

      Là-dessus, je quittai le vieux concierge, gardien, huissier de l'Institut, en songeant à l'immense avantage qu'il y aurait d'envoyer l'Académie civiliser l'île de Java. Je ruminais déjà le plan d'un projet que je voulais adresser aux académiciens eux-mêmes, à l'effet de les prier de vouloir bien se donner la peine d'aller se promener un peu au cap de Bonne-Espérance, comme Pingard. Mais nous sommes si égoïstes, nous autres Occidentaux, notre amour de l'humanité est si faible, que ces pauvres Hottentots, ces malheureux Malais, qui n'ont pas d'académie, ne m'ont occupé sérieusement que deux ou trois heures; le lendemain je n'y songeais plus. Deux ans après, j'obtins enfin le premier grand prix; mon tour était venu. Dans l'intervalle, le pauvre Pingard était mort, et ce fut grand dommage, car s'il eût entendu mon Incendie de Sardanapale, je suis sûr qu'il m'aurait cette fois payé une tasse


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<p>2</p>

Il faut dire, pour être juste, que si les peintres jugent les musiciens, ceux-ci leur rendent la pareille au concours de peinture, où le prix est donné également à la pluralité des voix par toutes les sections réunies de l'Académie des Beaux-Arts. Il en est de même pour les prix d'architecture, de gravure et de sculpture. Je sens pourtant, en mon âme et conscience, que si j'avais l'honneur d'appartenir à ce docte corps, il me serait bien difficile de motiver mon choix, en donnant le prix à un graveur ou à un architecte, et que je ne pourrais guère faire preuve d'impartialité qu'en tirant le plus méritant à la courte-paille.