Voyage en Espagne. Gautier Théophile
Читать онлайн книгу.d'éperon, et fut, avec un temps de galop de chasse, se replacer plus loin.
Le taureau commençait à comprendre qu'il n'y avait guère que des coups de lance à gagner du côté des picadores, et sentait le besoin de retourner au pâturage. Au lieu d'entrer sans hésitation, après un élan de quelques pas, il retournait à sa querencia avec une imperturbable opiniâtreté; la querencia, en termes de l'art, est un coin quelconque de la place que le taureau se choisit pour gîte, et auquel il revient toujours après avoir donné la cogida; la cogida se dit de l'attaque du taureau, et la suerte de l'attaque du torero, qui se nomme aussi diestro.
Une nuée de chulos vint agiter devant ses yeux leurs capas de couleurs éclatantes; l'un d'eux poussa l'insolence jusqu'à coiffer de son manteau enroulé la tête du taureau, qui ressemblait ainsi à l'enseigne du Bœuf à la mode, que tout le monde a pu voir à Paris. Le taureau furieux se débarrassa, comme il put, de cet ornement intempestif, et fit voler en l'air l'innocente étoffe qu'il piétina avec rage lorsqu'elle retomba à terre. Profitant de cette recrudescence de colère, un chulo se mit à l'agacer en l'attirant du côté des picadores; se trouvant face à face de ses ennemis, le taureau hésita, puis, prenant son parti, se précipita sur Sevilla avec tant de force, que le cheval roula les quatre fers on l'air, car le bras de Sevilla est un arc-boutant de bronze que rien ne peut faire plier. Sevilla tomba sous le cheval, ce qui est la meilleure façon, parce que l'homme est à couvert des coups de corne, et que le corps de sa monture lui sert de bouclier. Les chulos intervinrent, et le cheval en fut quitte pour une estafilade à la cuisse. On releva Sevilla qui se remit en selle avec une tranquillité parfaite. Le cheval d'Antonio Rodriguez, l'autre picador, fut moins heureux: il reçut dans le poitrail un coup si violent, que la corne s'enfonça jusqu'à la garde, et disparut entièrement dans la blessure. Pendant que le taureau cherchait à dégager sa tête embarrassée dans le corps du cheval, Antonio s'accrochait des mains aux rebords de las tablas qu'il franchissait avec l'aide des chulos, car les picadores, désarçonnés, alourdis par la garniture de fer de leurs bottes, ne peuvent guère plus remuer que les anciens chevaliers emboîtés dans leurs armures.
Le pauvre animal, abandonné à lui-même, se mit à traverser l'arène en chancelant, comme s'il était ivre, s'embarrassant les pieds dans ses entrailles; des flots de sang noir jaillissaient impétueusement de sa plaie, et zébraient le sable de zigzags intermittents qui trahissaient l'inégalité de sa démarche; enfin il vint s'abattre près des tablas. Il releva deux ou trois fois la tête, roulant un œil bleu déjà vitré, retirant en arrière ses lèvres blanches d'écume, qui laissaient voir ses dents décharnées; sa queue battit faiblement la terre; ses pieds de derrière s'agitèrent convulsivement et lancèrent une ruade suprême, comme s'il eût voulu briser de son dur sabot le crâne épais de la mort. Son agonie était à peine terminée que les muchachos de service, voyant le taureau occupé d'un autre côté, accoururent pour lui ôter la selle et la bride. Il resta déshabillé, couché sur le flanc, et dessinant sur le sable sa brune silhouette. Il était si mince, si aplati, qu'on l'eût pris pour une découpure de papier noir. J'avais déjà remarqué à Montfaucon quelles formes étrangement fantastiques la mort fait prendre aux chevaux: c'est assurément l'animal dont le cadavre est le plus triste à voir. Sa tête, si noblement et si purement charpentée, modelée et frappée de méplats par le doigt terrible du néant, semble avoir été habitée par une pensée humaine; la crinière qui s'échevèle, la queue qui s'éparpille, ont quelque chose de pittoresque et de poétique. Un cheval mort est un cadavre; tout autre animal dont la vie s'est envolée n'est qu'une charogne.
J'insiste sur la mort de ce cheval, parce que c'est la sensation la plus pénible que j'aie éprouvée au combat de taureau. Ce ne fut pas, du reste, la seule victime: quatorze chevaux restèrent sur l'arène ce jour-là; un seul taureau en tua cinq.
Le picador revint avec un cheval frais, et il y eut encore plusieurs attaques plus ou moins heureuses. Mais le taureau commençait à se fatiguer et sa fureur à s'abattre; les banderilleros arrivèrent avec leurs flèches garnies de papier, et bientôt le cou du taureau fut orné d'une collerette de découpures que les efforts qu'il faisait pour s'en délivrer attachaient encore plus invinciblement. Un petit banderillero, nommé Majaron, piquait les dards avec beaucoup de bonheur et d'audace, et quelquefois même il battait un entrechat avant de se retirer; aussi était-il fort applaudi. Quand le taureau eut après lui sept à huit banderillas, dont le fer lui déchirait le cuir et dont le papier lui bruissait aux oreilles, il se mit à courir çà et là, à beugler affreusement. Son mufle noir blanchissait d'écume, et, dans l'enivrement de sa rage, il donna de si rudes coups de corne contre une des portes, qu'il la fit sauter des gonds. Les charpentiers, qui suivaient de l'œil ses mouvements, remirent aussitôt le battant en place; un chulo l'attira d'un autre côté, et fut poursuivi si vivement qu'il eut à peine le temps de franchir la barrière. Le taureau, exaspéré, enragé, fit un effort prodigieux, et passa par-dessus las tablas. Tous ceux qui se trouvaient dans le couloir sautèrent avec une merveilleuse promptitude dans la place, et le taureau rentra par une autre porte, reconduit à coups de canne et à coups de chapeau par les spectateurs du premier rang.
Les picadores se retirèrent, laissant le champ libre à l'espada Juan Pastor, qui s'en fut saluer la loge de l'ayuntamiento et demander la permission de tuer le taureau; la permission accordée, il jeta en l'air sa montera, comme pour montrer qu'il allait jouer son va-tout, et marcha au taureau d'un pas délibéré, cachant son épée sous les plis rouges de sa muleta.
L'espada fit voltiger à plusieurs reprises l'étoffe écarlate sur laquelle le taureau se précipitait aveuglément; un mouvement de corps lui suffisait pour éviter l'élan de la bête farouche, qui revenait bientôt à la charge, donnant de furieux coups de tête dans l'étoffe légère qu'il déplaçait sans la pouvoir percer. Le moment favorable étant venu, l'espada se plaça tout à fait en face du taureau, agitant sa muleta de la main gauche et tenant son épée horizontale, la pointe à la hauteur des cornes de l'animal; il est difficile de rendre avec des mots la curiosité pleine d'angoisses, l'attention frénétique qu'excite cette situation qui vaut tous les drames de Shakspeare; dans quelques secondes, l'un des deux acteurs sera tué. Sera-ce l'homme ou le taureau? Ils sont là tous les deux face à face, seuls; l'homme n'a aucune arme défensive; il est habillé comme pour un bal: escarpins et bas de soie; une épingle de femme percerait sa veste de satin; un lambeau d'étoffe, une frêle épée, voilà tout. Dans ce duel le taureau a tout l'avantage matériel: il a deux cornes terribles, aiguës comme des poignards, une force d'impulsion immense, la colère de la brute qui n'a pas la conscience du danger; mais l'homme a son épée et son cœur, douze mille regards fixés sur lui; de belles jeunes femmes vont l'applaudir tout à l'heure du bout de leurs blanches mains!
La muleta s'écarta, laissant à découvert le buste du matador; les cornes du taureau n'étaient qu'à un pouce de sa poitrine; je le crus perdu! Un éclair d'argent passa avec la rapidité de la pensée au milieu des deux croissants; le taureau tomba à genoux en poussant un beuglement douloureux, ayant la poignée de l'épée entre les deux épaules, comme ce cerf de saint Hubert qui portait un crucifix dans les ramures de son bois, ainsi qu'il est représenté dans la merveilleuse gravure d'Albert Durer.
Un tonnerre d'applaudissements éclata dans tout l'amphithéâtre; les palcos de la noblesse, les gradas cubiertas de la bourgeoisie, le tendido des manolos et des manolas, criaient et vociféraient avec toute l'ardeur et la pétulance méridionales: Bueno! bueno! viva el Barbero! viva!!!
Le coup que venait de faire l'espada est, en effet, très-estimé et se nomme la estocada a vuela piés: le taureau meurt sans perdre une goutte de sang, ce qui est le suprême de l'élégance, et en tombant sur ses genoux semble reconnaître la supériorité de son adversaire. Les aficionados (dilettanti) disent que l'inventeur de ce coup est Joaquin Rodriguez, célèbre torero du siècle passé.
Lorsque le taureau n'est pas mort sur le coup, on voit sauter par-dessus la barrière un petit être mystérieux, vêtu de noir, et qui n'a pris aucune part à la course: c'est le cachetero. Il s'avance d'un pied furtif, épie