Voyage en Espagne. Gautier Théophile

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Voyage en Espagne - Gautier Théophile


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grands toits, leurs puits bordés de vigne folle, leurs grands bœufs aux yeux étonnés, et leurs poules qui picorent sur le fumier; toutes ces maisons, bien entendu, sont en pierres de taille, ainsi que les clôtures des jardins. De tous les côtés on voit des ébauches de constructions abandonnées par pur caprice, et recommencées à quelques pas de là; les indigènes sont à peu près comme les enfants à qui l'on a donné pour étrennes un jeu d'architecture avec lequel, au moyen d'un certain nombre de morceaux de bois taillés à angles droits, on peut bâtir toutes sortes d'édifices; ils ôtent leur toit, déplacent les pierres de leurs maisons, et avec les mêmes pierres en élèvent une tout à fait différente. Au bord du chemin s'épanouissent des jardins entourés de beaux arbres de la plus humide fraîcheur et diaprés de pois en fleur, de marguerites et de roses; et la vue plonge sur des prairies où les vaches ont de l'herbe jusqu'au poitrail. Un chemin de traverse tout parfumé d'aubépine et d'églantier, un groupe d'arbres sous lequel on aperçoit un chariot dételé, quelques paysannes avec leurs bonnets évasés comme un turban d'uléma et une étroite jupe rouge: mille détails inattendus réjouissent les yeux et varient la route. En passant un glacis de bitume sur la teinte écarlate des toits, l'on pourrait se croire en Normandie. Flers et Cabat trouveraient là des tableaux tout faits. C'est vers cette latitude que les bérets commencent à se montrer; ils sont tous bleus, et leur forme élégante est bien supérieure à celle des chapeaux.

      C'est aussi de ce côté que l'on rencontre les premières voitures traînées par des bœufs; ces chariots ont un aspect assez homérique et primitif: les bœufs sont attelés par la tête à un joug commun garni d'un petit frontail en peau de mouton; ils ont un air doux, grave et résigné, tout à fait sculptural et digne des bas-reliefs éginétiques. La plupart portent un caparaçon de toile blanche qui les garantit des mouches et des taons; rien n'est plus singulier à voir que ces bœufs en chemise, qui lèvent lentement vers vous leurs mufles humides et lustrés et leurs grands yeux d'un bleu sombre que les Grecs, ces connaisseurs en beauté, trouvaient assez remarquables pour en faire l'épithète sacramentelle de Junon: Boopis Erè.

      Une noce qui se faisait dans une auberge me fournit l'occasion de voir ensemble quelques naturels du pays; car, dans un espace de plus de cent lieues, je n'avais pas aperçu dix personnes. Ces naturels sont fort laids, les femmes surtout; il n'y a aucune différence entre les jeunes et les vieilles: une paysanne de vingt-cinq ans ou une de soixante sont également flétries et ridées. Les petites filles ont des bonnets aussi développés que ceux de leurs grand'mères, ce qui leur donne l'air de ces gamins turcs à tête énorme et à corps fluet des pochades de Decamps. Dans l'écurie de cette auberge je vis un monstrueux bouc noir, avec d'immenses cornes en spirale, des yeux jaunes et flamboyants, qui avait un air hyperdiabolique, et aurait fait au moyen âge un digne président de sabbat.

      Le jour baissait quand on arriva à Cubzac. Autrefois l'on passait la Dordogne dans un bac; la largeur et la rapidité de ce fleuve rendaient la traversée dangereuse, maintenant le bac est remplacé par un pont suspendu de la plus grande hardiesse: l'on sait que je ne suis pas très-grand admirateur des inventions modernes, mais c'est réellement un ouvrage digne de l'Égypte et de Rome pour ses dimensions colossales et son aspect grandiose. Des jetées formées par une suite d'arches dont la hauteur s'élève progressivement vous conduisent jusqu'au tablier suspendu. Les vaisseaux peuvent passer dessous à toutes voiles comme entre les jambes du colosse de Rhodes. Des espèces de tours en fonte fenestrée, pour les rendre plus légères, servent de chevalets aux fils de fer qui se croisent avec une symétrie de résistance habilement calculée; ces câbles se dessinent dans le ciel avec une ténuité et une délicatesse de fil d'araignée, qui ajoutent encore au merveilleux de la construction. Deux obélisques de fonte sont posés à chaque bout comme au péristyle d'un monument thébain, et cet ornement n'est pas déplacé là, car le gigantesque génie architectural des Pharaons ne désavouerait pas le pont de Cubzac. Il faut treize minutes, montre en main, pour le traverser.

      Une ou deux heures après, les lumières du pont de Bordeaux, autre merveille d'un aspect moins saisissant, scintillaient à une distance que mon appétit espérait beaucoup plus courte, car la rapidité du voyage s'obtient toujours aux dépens de l'estomac du voyageur. Après avoir épuisé les bâtons de chocolat, les biscuits et autres provisions de voiture, nous commencions à avoir des idées de cannibales. Mes compagnons me regardaient avec des yeux faméliques, et, si nous avions eu encore une poste à faire, nous aurions renouvelé les horreurs du radeau de la Méduse, nous aurions mangé nos bretelles, les semelles de nos bottes, nos chapeaux gibus et autres nourritures à l'usage des naufragés qui les digèrent parfaitement bien.

      À la descente de voiture on est assailli par une foule de commissionnaires qui se distribuent vos effets et se mettent une vingtaine pour porter une paire de bottes: ceci n'a rien que d'ordinaire; mais ce qui est plus drôle, ce sont des espèces d'argousins apostés en vedette par les maîtres des hôtels pour happer le voyageur au passage. Toute cette canaille s'égosille à débiter en charabia des kyrielles d'éloges et d'injures: l'un vous prend par le bras, l'autre par la jambe, celui-là par la queue de votre habit, celui-ci par le bouton de votre paletot: «Monsieur, venez à l'hôtel de Nantes, on est très-bien! – Monsieur, n'y allez pas, c'est l'hôtel des punaises, voilà son vrai nom, se hâte de dire le représentant d'une auberge rivale. – Hôtel de Rouen! hôtel de France! crie la bande qui vous suit en vociférant. – Monsieur, ils ne nettoient jamais leurs casseroles; ils font la cuisine avec du saindoux; il pleut dans les chambres; vous serez écorché, volé, assassiné.» Chacun cherche à vous dégoûter des établissements rivaux, et ce cortège ne vous quitte que lorsque vous êtes entré définitivement dans un hôtel quelconque. Alors ils se querellent entre eux, se donnent des gourmades et s'appellent brigands et voleurs, et autres injures tout à fait vraisemblables, puis ils se mettent en toute hâte à la poursuite d'une autre proie.

      Bordeaux a beaucoup de ressemblance avec Versailles pour le goût des bâtiments: on voit qu'on a été préoccupé de cette idée de dépasser Paris on grandeur; les rues sont plus larges, les maisons plus vastes, tas appartements plus hauts. Le théâtre a des dimensions énormes; c'est l'Odéon fondu dans la Bourse. Mais les habitants ont de la peine à remplir leur ville; ils font tout ce qu'ils peuvent pour paraître nombreux, mais toute leur turbulence méridionale ne suffit pas à meubler ces bâtisses disproportionnées; ces hautes fenêtres ont rarement des rideaux, et l'herbe croît mélancoliquement dans les immenses cours. Ce qui anime la ville, ce sont les grisettes et les femmes du peuple, elles sont réellement très-jolies: presque toutes ont le nez droit, les joues sans pommettes, de grands yeux noirs dans un ovale pâle d'un effet charmant. Leur coiffure est très-originale; elle se compose d'un madras de couleurs éclatantes, posé à la façon des créoles, très en arrière, et contenant les cheveux qui tombent assez bas sur la nuque; le reste de l'ajustement consiste en un grand châle droit qui va jusqu'aux talons, et une robe d'indienne à longs plis. Ces femmes ont la démarche alerte et vive, la taille souple et cambrée, naturellement fine. Elles portent sur leur tête les paniers, les paquets et les cruches d'eau qui, par parenthèse, sont d'une forme très-élégante. Avec leur amphore sur la tête, leur costume à plis droits, on les prendrait pour des filles grecques et des princesses Nausicaa allant à la fontaine.

      La cathédrale, construite par les Anglais, est assez belle; le portail renferme des statues d'évêques de grandeur naturelle, d'une exécution beaucoup plus vraie et plus étudiée que les statues gothiques ordinaires, qui sont traitées en arabesque et complètement sacrifiées aux exigences de l'architecture. En visitant l'église, j'aperçus, posée contre le mur, la magnifique copie du Christ flagellé de Riesener, d'après Titien, elle attendait un cadre. De la cathédrale, nous nous rendîmes, mon compagnon et moi, à la tour Saint-Michel, où se trouve un caveau qui a la propriété de momifier les corps qu'on y dépose.

      Le dernier étage de la tour est occupé par le gardien et sa famille qui font leur cuisine à l'entrée du caveau et vivent là dans la familiarité la plus intime avec leurs affreux voisins; l'homme prit une lanterne, et nous descendîmes par un escalier en spirale, aux marches usées, dans la salle funèbre. Les morts, au nombre de quarante environ, sont rangés debout autour du caveau et adossés contre la muraille; cette attitude perpendiculaire, qui contraste avec l'horizontalité habituelle des cadavres, leur donne une apparence


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