Voyage en Espagne. Gautier Théophile

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Voyage en Espagne - Gautier Théophile


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n'importe quoi de plus nourrissant. – Qu'avez-vous apporté? poursuit le maître de la posada. – Rien, répond tristement le voyageur. – Eh bien! alors, comment voulez-vous que je vous fasse à manger: le boucher est là-bas, le boulanger est plus loin; allez chercher du pain et de la viande, et, s'il y a du charbon, ma femme, qui s'entend un peu à la cuisine, vous accommodera vos provisions. Le voyageur, furieux, fait un vacarme effroyable, et l'hôtelier impassible lui porte sur sa carte: 6 réaux de tapage.

      La voiture qui conduit à Madrid part de Bayonne. Le conducteur est un mayoral avec un chapeau pointu orné de velours et houppes de soie, avec une veste brune brodée d'agréments de couleur, des guêtres de peau et une ceinture rouge: voilà un petit commencement de couleur locale. À partir de Bayonne, le pays est extrêmement pittoresque; la chaîne des Pyrénées se dessine plus nettement, et des montagnes aux belles lignes onduleuses varient l'aspect de l'horizon; la mer fait de fréquentes apparitions sur la droite de la route; à chaque coude l'on aperçoit subitement entre deux montagnes ce bleu sombre, doux et profond, coupé çà et là de volutes d'écume plus blanche que la neige dont jamais aucun peintre n'a pu donner l'idée. Je fais ici amende honorable à la mer dont j'avais parlé irrévérencieusement, n'ayant vu que la mer d'Ostende qui n'est autre chose que l'Escaut canalisé, comme le soutenait si spirituellement mon cher ami Friz.

      Le cadran de l'église d'Urrugne où nous passâmes, portait écrite en lettres noires cette funèbre inscription: Vulnerant omnes, ultima necut. Oui, tu as raison, cadran mélancolique, toutes les heures nous blessent avec la pointe acérée de tes aiguilles, et chaque tour de roue nous emporte vers l'inconnu.

      Les maisons d'Urrugne et de Saint-Jean-de-Luz, qui n'en est pas très-éloigné, ont une physionomie sanguinaire et barbare, due à la bizarre coutume de peindre en rouge antique ou sang de bœuf les volets, les portes et les poutres qui retiennent les compartiments de maçonnerie. Après Saint-Jean-de-Luz, on trouve Behobie, qui est le dernier village français. On fait sur la frontière deux commerces auxquels les guerres ont donné lieu: d'abord celui des balles trouvées dans les champs, ensuite celui de la contrebande humaine. On passe un carliste comme un ballot de marchandises; il y a un tarif: tant pour un colonel, tant pour un officier; le marché fait, le contrebandier arrive, emporte son homme, le passe et le rend à destination comme une douzaine de foulards ou un cent de cigares. De l'autre côté de la Bidassoa l'on aperçoit Irun, le premier village espagnol; la moitié du pont appartient à la France et l'autre à l'Espagne. Tout près de ce pont se trouve la fameuse île des Faisans où fut célébré par procuration le mariage de Louis XIV. Il serait difficile aujourd'hui d'y célébrer quelque chose, car elle n'est pas plus grande qu'une sole frite de moyenne espèce.

      Encore quelques tours de roue, je vais peut-être perdre une de mes illusions, et voir s'envoler l'Espagne de mes rêves, l'Espagne du romancero, des ballades de Victor Hugo, des nouvelles de Mérimée et des contes d'Alfred de Musset. En franchissant la ligne de démarcation, je me souviens de ce que le bon et spirituel Henri Heine me disait au concert de Liszt, avec son accent allemand plein d'humour et de malice: «Comment ferez-vous pour parler de l'Espagne quand vous y aurez été?»

      III.

      LE ZAGAL ET LES ESCOPETEROS. – IRUN. – LES PETITS MENDIANTS. – ASTIGARRAGA

      La moitié du pont de la Bidassoa appartient à la France, l'autre moitié à l'Espagne; vous pouvez avoir un pied sur chaque royaume, ce qui est fort majestueux: ici le gendarme grave, honnête, sérieux, le gendarme épanoui d'avoir été réhabilité, dans les Français de Curmer, par Édouard Ourliac; là le soldat espagnol, habillé de vert, et savourant dans l'herbe verte les douceurs et les mollesses du repos avec une bienheureuse nonchalance. Au bout du pont vous entrez de plain-pied dans la vie espagnole et la couleur locale: Irun ne ressemble en aucune manière à un bourg français; les toits des maisons s'avancent en éventail; les tuiles, alternativement rondes et creuses, forment une espèce de crénelage d'un aspect bizarre et moresque. Les balcons très-saillants sont d'une serrurerie ancienne, ouvrée avec un soin qui étonne dans un village perdu comme Irun, et qui suppose une grande opulence évanouie. Les femmes passent leur vie sur ces balcons ombragés par une toile à bandes de couleurs, et qui sont comme autant de chambres aériennes appliquées au corps de l'édifice; les deux côtés restent libres et donnent passage à la brise fraîche et aux regards ardents; du reste, ne cherchez pas là les teintes fauves et culottées (pardon du terme), les nuances de bistre et de vieille pipe qu'un peintre pourrait espérer: tout est blanchi à la chaux selon l'usage arabe; mais le contraste de ce ton crayeux avec la couleur brune et foncée des poutres, des toits et du balcon, ne laisse pas que de produire un bon effet.

      Les chevaux nous abandonnèrent à Irun. On attela à la voiture dix mules rasées jusqu'au milieu du corps, mi-partie cuir, mi-partie poil, comme ces costumes du moyen âge qui ont l'air de deux moitiés d'habits différents recousues par hasard; ces bêtes ainsi rasées ont une étrange mine et paraissent d'une maigreur effrayante; car cette dénudation permet d'étudier à fond leur anatomie, les os, les muscles et jusqu'aux moindres veines; avec leur queue pelée et leurs oreilles pointues, elles ont l'air d'énormes souris. Outre les dix mules, notre personnel s'augmenta d'un zagal et de deux escopeteros ornés de leur trabuco (tromblon). Le zagal est une espèce de coureur, de sous-mayoral qui enraye les roues dans les descentes périlleuses, qui surveille les harnais et les ressorts, qui presse les relais et joue autour de la voiture le rôle de la mouche du coche, mais avec bien plus d'efficacité. Le costume du zagal est charmant, d'une élégance et d'une légèreté extrêmes; il porte un chapeau pointu enjolivé de bandes de velours et de pompons de soie, une veste marron ou tabac, avec des dessous de manches et un collet fait de morceaux de diverses couleurs, bleu, blanc et rouge ordinairement, et une grande arabesque épanouie au milieu du dos, des culottes constellées de boutons de filigrane, et pour chaussure des alpargolas, sandales attachées par des cordelettes; ajoutez à cela une ceinture rouge et une cravate bariolée, et vous aurez une tournure tout à fait caractéristique. Les escopeteros sont des gardiens, des miqueletes destinés à escorter la voiture et à effrayer les rateros (on appelle ainsi les petits voleurs), qui ne résisteraient pas à la tentation de détrousser un voyageur isolé, mais que la vue édifiante du trabuco suffit à tenir en respect, et qui passent en vous saluant du sacramentel: Vaya usted con Dios; allez avec Dieu. L'habit des escopeteros est à peu près semblable à celui du zagal, mais moins coquet, moins enjolivé. Ils se placent sur l'impériale à l'arrière de la voiture, et dominent ainsi la campagne. Dans la description de notre caravane, nous avons oublié de mentionner un petit postillon monté sur un cheval, qui se tient en tête du convoi et donne l'impulsion à toute la file.

      Avant de partir, il fallut encore faire viser nos passeports, déjà passablement chamarrés. Pendant cette importante opération, nous eûmes le temps de jeter un coup d'œil sur la population d'Irun qui n'a rien de particulier, sinon que les femmes portent leurs cheveux, remarquablement longs, réunis en une seule tresse qui leur pend jusqu'aux reins; les souliers y sont rares et les bas encore plus.

      Un bruit étrange, inexplicable, enroué, effrayant et risible, me préoccupait l'oreille depuis quelque temps; on eût dit une multitude de geais plumés vifs, d'enfants fouettés, de chats en amour, de scies s'agaçant les dents sur une pierre dure, de chaudrons râclés, de gonds de prison roulant sur la rouille et forcés de lâcher leur prisonnier; je croyais tout au moins que c'était une princesse égorgée par un négromant farouche; ce n'était rien qu'un char à bœufs qui montait la rue d'Irun, et dont les roues miaulaient affreusement faute d'être suiffées, le conducteur aimant mieux sans doute mettre la graisse dans sa soupe. Ce char n'avait assurément rien que de fort primitif; les roues étaient pleines et tournaient avec l'essieu, comme dans les petits chariots que font les enfants avec de l'écorce de potiron. Ce bruit s'entend d'une demi-lieue, et ne déplaît pas aux naturels du pays. Ils ont ainsi un instrument de musique qui ne leur coûte rien et qui joue de lui-même, tout seul, tant que la route dure. Cela leur semble aussi harmonieux qu'à nous des exercices de violoniste sur la quatrième corde. Un paysan ne voudrait pas d'un char qui ne chanterait pas: ce véhicule doit dater du déluge.

      Sur un ancien palais transformé en maison commune, nous vîmes pour la première fois le


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