Les grandes espérances. Чарльз Диккенс
Читать онлайн книгу.morte dans ma parure nuptiale, sur cette table de repas de noces, tout sera fini… et la malédiction tombera sur lui… et le plus tôt sera le mieux: pourquoi n'est-ce pas aujourd'hui!»
Elle continuait à regarder la table comme si son propre cadavre y eût été étendu. Je gardai le silence. Estelle revint, et elle aussi se tint tranquille. Il me sembla que cette situation dura longtemps, et je m'imaginai qu'au milieu de cette profonde obscurité, de cette lourde atmosphère, Estelle et moi allions aussi commencer à nous flétrir.
À la fin, sortant tout à coup et sans aucune transition de sa contemplation, miss Havisham dit:
«Allons! jouez tous deux aux cartes devant moi; pourquoi n'avez-vous pas encore commencé?»
Là-dessus nous rentrâmes dans la chambre et nous nous assîmes en face l'un de l'autre, comme la première fois: comme la première fois je fus battu, et comme la première fois encore, miss Havisham ne nous quitta pas des yeux; elle appelait mon attention sur la beauté d'Estelle, et me forçait de la remarquer en lui essayant des bijoux sur la poitrine et dans les cheveux.
Estelle, de son côté, me traita comme la première fois, à l'exception qu'elle ne daigna pas me parler. Quand nous eûmes joué une demi-douzaine de parties, on m'indiqua le jour où je devais revenir, et l'on me fit descendre dans la cour, comme précédemment, pour me jeter ma nourriture comme à un chien. Puis on me laissa seul, aller et venir, comme je le voudrais.
Il n'est pas très utile de rechercher s'il y avait une porte dans le mur du jardin la première fois que j'y avais grimpé pour regarder dans ce même jardin, et si elle était ouverte ou fermée. C'est assez de dire que je n'en avais pas vu alors, et que j'en voyais une maintenant. Elle était ouverte, et je savais qu'Estelle avait reconduit les visiteurs, car je l'avais vue s'en revenir la clef dans la main; j'entrai dans le jardin et je le parcourus dans tous les sens. C'était un lieu solitaire et tranquille; il y avait des tranches de melons et de concombres, qui, mêlées à des restes de vieux chapeaux et de vieux souliers, avaient produit, en se décomposant, une végétation spontanée, et par-ci, par-là, un fouillis de mauvaises herbes ressemblant à un poêlon cassé.
Quand j'eus fini d'examiner le jardin et une serre, dans laquelle il n'y avait rien qu'une vigne détachée et quelques tessons de bouteilles, je me retrouvai dans le coin que j'avais vu par la fenêtre. Ne doutant pas un seul instant que la maison ne fût vide, j'y jetai un coup d'œil par une autre fenêtre, et je me trouvai, à ma grande surprise, devant un grand jeune homme pâle, avec des cils roux et des cheveux clairs.
Ce jeune homme pâle disparut pour reparaître presque aussitôt à côté de moi. Il était occupé devant des livres au moment où je l'avais aperçu, et alors je vis qu'il était tout tâché d'encre.
«Holà! dit-il, mon garçon!»
Holà! est une interpellation à laquelle, je l'ai remarqué souvent, on ne peut mieux répondre que par elle-même. Donc, je lui dis:
«Holà! en omettant, avec politesse, d'ajouter: mon garçon!
– Qui t'a dit de venir ici?
– Miss Estelle.
– Qui t'a permis de t'y promener?
– Miss Estelle.
– Viens et battons-nous,» dit le jeune homme pâle.
Pouvais-je faire autrement que de le suivre? Je me suis souvent fait cette question depuis: mais pouvais-je faire autrement? Ses manières étaient si décidées, et j'étais si surpris que je le suivis comme sous l'influence d'un charme.
«Attends une minute, dit-il, avant d'aller plus loin, il est bon que je te donne un motif pour combattre; le voici!»
Prenant aussitôt un air fort irrité, il se frotta les mains l'une contre l'autre, jeta délicatement un coup de pied derrière lui, me tira par les cheveux, se frotta les mains encore une fois, courba sa tête et s'élança dans cette position sur mon estomac.
Ce procédé de taureau, outre qu'il n'était pas soutenable, au point de vue de la liberté individuelle, était manifestement désagréable pour quelqu'un qui venait de manger. En conséquence, je me jetai sur lui une première fois, puis j'allais me précipiter une seconde, quand il dit:
«Ah!.. ah!.. vraiment!»
Et il commença à sauter en avant et en arrière, d'une façon tout à fait extraordinaire et sans exemple pour ma faible expérience.
«Ce sont les règles du jeu, dit-il en sautant de sa jambe gauche sur sa jambe droite; ce sont les règles reçues!»
Il retomba alors sur sa jambe gauche.
«Viens sur le terrain, et commençons les préliminaires!»
Il sautait à droite, à gauche, en avant, en arrière, et se livrait à toutes sortes de gambades, pendant que je le regardais dans le plus grand étonnement.
J'étais secrètement effrayé, en le voyant si adroit et si alerte; mais je sentais, moralement et physiquement, qu'il n'avait aucun droit à enfoncer sa tête dans mon estomac, aussi irrévérencieusement qu'il venait de le faire. Je le suivis donc, sans mot dire, dans un enfoncement retiré du jardin, formé par la jonction de deux murs, et protégé par quelques broussailles. Après m'avoir demandé si le terrain me convenait, et avoir obtenu un: Oui! fort crânement articulé par moi, il me demanda la permission de s'absenter un moment, et revint promptement avec une bouteille d'eau et une éponge imbibée de vinaigre.
«C'est pour nous deux,» dit-il en plaçant ces objets contre le mur.
Alors, il retira non seulement sa veste et son gilet, mais aussi sa chemise, d'une façon qui prouvait tout à la fois sa légèreté de conscience, son empressement et une certaine soif sanguinaire.
Bien qu'il ne parût pas fort bien portant, et qu'il eût le visage couvert de boutons et une échancrure à la bouche, ces effrayants préparatifs ne laissèrent pas que de m'épouvanter. Je jugeai qu'il devait avoir à peu près mon âge, mais il était bien plus grand et il avait une manière de se redresser qui m'en imposait beaucoup. Du reste, c'était un jeune homme; il était habillé tout en gris, quand il n'était pas déshabillé pour se battre, bien entendu, et il avait des coudes, et des genoux et des poings, et des pieds considérablement développés, comparativement au reste de sa personne.
Je sentis mon cœur faiblir en le voyant me toiser avec une certaine affectation de plaisir, et examiner ma charpente ana-tomique comme pour choisir un os à sa convenance. Jamais je n'ai été aussi surpris de ma vie, que lorsqu'après lui avoir assené mon premier coup, je le vis couché sur le dos, me regardant avec son nez tout sanglant et me présentant son visage en raccourci.
Il se releva immédiatement, et après s'être épongé avec une dextérité vraiment remarquable, il recommença à me toiser. La seconde surprise manifeste que j'éprouvai dans ma vie, ce fut de le voir sur le dos une deuxième fois, me regardant avec un œil tout noir.
Son courage m'inspirait un grand respect: il n'avait pas de force, ne tapait pas bien dur, et de plus, je renversais à chaque coup; mais il se relevait en un moment, s'épongeait ou buvait à même la bouteille, en se soignant lui-même avec une satisfaction apparente et un air triomphant qui me faisaient croire qu'il allait enfin me donner quelque bon coup. Il fut bientôt tout meurtri; car, j'ai regret à le dire, plus je frappais, et plus je frappais fort; mais il se releva, et revint sans cesse à la charge, jusqu'au moment où il reçut un mauvais coup qui l'envoya rouler la tête contre le mur: encore après cela, se releva-t-il en tournant rapidement sur lui-même, sans savoir où j'étais; puis enfin, il alla chercher à genoux son éponge et la jeta en l'air en poussant un grand soupir et en disant:
«Cela signifie que tu as gagné!»
Il paraissait si brave et si loyal que, bien que je n'eusse pas cherché la querelle, ma victoire ne me donnait qu'une médiocre satisfaction. Je crois même me rappeler que je me regardais moi-même comme une espèce d'ours ou quelque autre bête sauvage. Cependant, je m'habillai en essuyant par intervalle mon visage sanglant, et je lui dis:
«Puis-je vous aider?»
Et