Robinson Crusoe. II. Defoe Daniel

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Robinson Crusoe. II - Defoe Daniel


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penser que la propension naturelle à courir, qu'à mon entrée dans le monde j'ai signalée comme si prédominante en mon esprit, était usée; que la partie volatile de mon cerveau était évaporée ou tout au moins condensée, et qu'à soixante-et-un ans d'âge j'aurais le goût quelque peu casanier, et aurais renoncé à hasarder davantage ma vie et ma fortune.

      Qui plus est, le commun motif des entreprises lointaines n'existait point pour moi: je n'avais point de fortune à faire, je n'avais rien à rechercher; eussé-je gagné 10,000 livres sterling, je n'eusse pas été plus riche: j'avais déjà du bien à ma suffisance et à celle de mes héritiers, et ce que je possédais accroissait à vue d'œil; car, n'ayant pas une famille nombreuse, je n'aurais pu dépenser mon revenu qu'en me donnant un grand train de vie, une suite brillante, des équipages, du faste et autres choses semblables, aussi étrangères à mes habitudes qu'à mes inclinations. Je n'avais donc rien à faire qu'à demeurer tranquille, à jouir pleinement de ce que j'avais acquis et à le voir fructifier chaque jour entre mes mains.

      Aucune de ces choses cependant n'eut d'effet sur moi, ou du moins assez pour étouffer le violent penchant que j'avais à courir de nouveau le monde, penchant qui m'était inhérent comme une maladie chronique. Voir ma nouvelle plantation dans l'île, et la colonie que j'y avais laissée, était le désir qui roulait le plus incessamment dans ma tête. Je rêvais de cela toute la nuit et mon imagination s'en berçait tout le jour. C'était le point culminant de toutes mes pensées, et mon cerveau travaillait cette idée avec tant de fixité et de contention que j'en parlais dans mon sommeil. Bref, rien ne pouvait la bannir de mon esprit; elle envahissait si tyranniquement touts mes entretiens, que ma conversation en devenait fastidieuse; impossible à moi de parler d'autre chose: touts mes discours rabâchaient là-dessus jusqu'à l'impertinence, jusque là que je m'en apperçus moi-même.

      J'ai souvent entendu dire à des personnes de grand sens que touts les bruits accrédités dans le monde sur les spectres et les apparitions sont dus à la force de l'imagination et au puissant effet de l'illusion sur nos esprits; qu'il n'y a ni revenants, ni fantômes errants, ni rien de semblable; qu'à force de repasser passionnément la vie et les mœurs de nos amis qui ne sont plus, nous nous les représentons si bien qu'il nous est possible en des circonstances extraordinaires de nous figurer les voir, leur parler et en recevoir des réponses, quand au fond dans tout cela il n'y a qu'ombre et vapeur. – Et par le fait, c'est chose fort incompréhensible.

      Pour ma part, je ne sais encore à cette heure s'il y a de réelles apparitions, des spectres, des promenades de gens après leur mort, ou si dans toutes les histoires de ce genre qu'on nous raconte il n'y a rien qui ne soit le produit des vapeurs, des esprits malades et des imaginations égarées; mais ce que je sais, c'est que mon imagination travaillait à un tel degré et me plongeait dans un tel excès de vapeurs, ou qu'on appelle cela comme on voudra, que souvent je me croyais être sur les lieux mêmes, à mon vieux château derrière les arbres, et voyais mon premier Espagnol, le père de VENDREDI et les infâmes matelots que j'avais laissés dans l'île. Je me figurais même que je leur parlais; et bien que je fusse tout-à-fait éveillé, je les regardais fixement comme s'ils eussent été en personne devant moi. J'en vins souvent à m'effrayer moi-même des objets qu'enfantait mon cerveau. – Une fois, dans mon sommeil, le premier Espagnol et le père de VENDREDI me peignirent si vivement la scélératesse des trois corsaires de matelots, que c'était merveille. Ils me racontaient que ces misérables avaient tenté cruellement de massacrer touts les Espagnols, et qu'ils avaient mis le feu aux provisions par eux amassées, à dessein de les réduire à l'extrémité et de les faire mourir de faim, choses qui ne m'avaient jamais été dites, et qui pourtant en fait étaient toutes vraies. J'en étais tellement frappé, et c'était si réel pour moi, qu'à cette heure je les voyais et ne pouvais qu'être persuadé que cela était vrai ou devait l'être. Aussi quelle n'était pas mon indignation quand l'Espagnol faisait ses plaintes, et comme je leur rendais justice en les traduisant devant moi et les condamnant touts trois à être pendus! On verra en son lieu ce que là-dedans il y avait de réel; car quelle que fût la cause de ce songe et quels que fussent les esprits secrets et familiers qui me l'inspirassent, il s'y trouvait, dis-je, toutefois beaucoup de choses exactes. J'avoue que ce rêve n'avait rien de vrai à la lettre et dans les particularités; mais l'ensemble en était si vrai, l'infâme et perfide conduite de ces trois fieffés coquins ayant été tellement au-delà de tout ce que je puis dire, que mon songe n'approchait que trop de la réalité, et que si plus tard je les eusse punis sévèrement et fait pendre touts, j'aurais été dans mon droit et justifiable devant Dieu et devant les hommes.

      Mais revenons à mon histoire. Je vécus quelques années dans cette situation d'esprit: pour moi nulle jouissance de la vie, point d'heures agréables, de diversion attachante, qui ne tinssent en quelque chose à mon idée fixe; à tel point que ma femme, voyant mon esprit si uniquement préoccupé, me dit un soir très-gravement qu'à son avis j'étais sous le coup de quelque impulsion secrète et puissante de la Providence, qui avait décrété mon retour là-bas, et qu'elle ne voyait rien qui s'opposât à mon départ que mes obligations envers une femme et des enfants. Elle ajouta qu'à la vérité elle ne pouvait songer à aller avec moi; mais que, comme elle était sûre que si elle venait à mourir, ce voyage serait la première chose que j'entreprendrais, et que, comme cette chose lui semblait décidée là-haut, elle ne voulait pas être l'unique empêchement; car, si je le jugeais convenable et que je fusse résolu à partir… Ici elle me vit si attentif à ses paroles et la regarder si fixement, qu'elle se déconcerta un peu et s'arrêta. Je lui demandai pourquoi elle ne continuait point et n'achevait pas ce qu'elle allait me dire; mais je m'apperçus que son cœur était trop plein et que des larmes roulaient dans ses yeux.

      ENTRETIEN DE ROBINSON AVEC SA FEMME

      «Parlez, ma chère, lui dis je, souhaitez-vous que je parte?» – «Non, répondit-elle affectueusement, je suis loin de le désirer; mais si vous êtes déterminé à partir, plutôt que d'y être l'unique obstacle, je partirai avec vous. Quoique je considère cela comme une chose déplacée pour quelqu'un de votre âge et dans votre position, si cela doit être, redisait-elle en pleurant, je ne vous abandonnerai point. Si c'est la volonté céleste, vous devez obéir. Point de résistance; et si le Ciel vous fait un devoir de partir, il m'en fera un de vous suivre; autrement il disposera de moi, afin que je ne rompe pas ce dessein.»

      Cette conduite affectueuse de ma femme m'enleva un peu à mes vapeurs, et je commençai à considérer ce que je faisais. Je réprimai ma fantaisie vagabonde, et je me pris à discuter avec moi-même posément. – «Quel besoin as-tu, à plus de soixante ans, après une vie de longues souffrances et d'infortunes, close d'une si heureuse et si douce manière, quel besoin as-tu, me disais-je, de t'exposer à de nouveaux hasards, de te jeter dans des aventures qui conviennent seulement à la jeunesse et à la pauvreté?»

      Dans ces sentiments, je réfléchis à mes nouveaux liens: j'avais une femme, un enfant, et ma femme en portait un autre; j'avais tout ce que le monde pouvait me donner, et nullement besoin de chercher fortune à travers les dangers. J'étais sur le déclin de mes ans, et devais plutôt songer à quitter qu'à accroître ce que j'avais acquis. Quant à ce que m'avait dit ma femme, que ce penchant était une impulsion venant du Ciel, et qu'il serait de mon devoir de partir, je n'y eus point égard. Après beaucoup de considérations semblables, j'en vins donc aux prises avec le pouvoir de mon imagination, je me raisonnai pour m'y arracher, comme on peut toujours faire, il me semble, en pareilles circonstances, si on en a le vouloir. Bref je sortis vainqueur: je me calmai à l'aide des arguments qui se présentèrent à mon esprit, et que ma condition d'alors me fournissait en abondance. Particulièrement, comme la méthode la plus efficace, je résolus de me distraire par d'autres choses, et de m'engager dans quelque affaire qui pût me détourner complètement de toute excursion de ce genre; car je m'étais apperçu que ces idées m'assaillaient principalement quand j'étais oisif, que je n'avais rien à faire ou du moins rien d'important immédiatement devant moi.

      Dans ce but j'achetai une petite métairie dans le comté de Bedfort, et je résolus de m'y retirer. L'habitation était commode et les héritages qui en dépendaient susceptibles de grandes améliorations, ce qui sous bien des rapports me convenait parfaitement, amateur que j'étais de culture, d'économie, de plantation, d'améliorissement;


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