Robinson Crusoe. I. Defoe Daniel
Читать онлайн книгу.était de retenir mon haleine, et de m'élever au-dessus de l'eau, et en surnageant ainsi de préserver ma respiration, et de voguer vers la côte, s'il m'était possible. J'appréhendais par-dessus tout que le flot, après m'avoir transporté, en venant, vers le rivage, ne me rejetât dans la mer en s'en retournant.
La vague qui revint sur moi m'ensevelit tout d'un coup, dans sa propre masse, à la profondeur de vingt ou trente pieds; je me sentais emporté avec une violence et une rapidité extrêmes à une grande distance du côté de la terre. Je retenais mon souffle, et je nageais de toutes mes forces. Mais j'étais près d'étouffer, faute de respiration, quand je me sentis remonter, et quand, à mon grand soulagement, ma tête et mes mains percèrent au-dessus de l'eau. Il me fut impossible de me maintenir ainsi plus de deux secondes, cependant cela me fit un bien extrême, en me redonnant de l'air et du courage. Je fus derechef couvert d'eau assez long-temps, mais je tins bon; et, sentant que la lame étalait et qu'elle commençait à refluer, je coupai à travers les vagues et je repris pied. Pendant quelques instants je demeurai tranquille pour prendre haleine, et pour attendre que les eaux se fussent éloignées. Puis, alors, prenant mon élan, je courus à toutes jambes vers le rivage. Mais cet effort ne put me délivrer de la furie de la mer, qui revenait fondre sur moi; et, par deux fois, les vagues m'enlevèrent, et, comme précédemment, m'entraînèrent au loin, le rivage étant tout-à-fait plat.
La dernière de ces deux fois avait été bien près de m'être fatale; car la mer m'ayant emporté ainsi qu'auparavant, elle me mit à terre ou plutôt elle me jeta contre un quartier de roc, et avec une telle force, qu'elle me laissa évanoui, dans l'impossibilité de travailler à ma délivrance. Le coup, ayant porté sur mon flanc et sur ma poitrine, avait pour ainsi dire chassé entièrement le souffle de mon corps; et, si je ne l'avais recouvré immédiatement, j'aurais été étouffé dans l'eau; mais il me revint un peu avant le retour des vagues, et voyant qu'elles allaient encore m'envelopper, je résolus de me cramponner au rocher et de retenir mon haleine, jusqu'à ce qu'elles fussent retirées. Comme la terre était proche, les lames ne s'élevaient plus aussi haut, et je ne quittai point prise qu'elles ne se fussent abattues. Alors je repris ma course, et je m'approchai tellement de la terre, que la nouvelle vague, quoiqu'elle me traversât, ne m'engloutit point assez pour m'entraîner. Enfin, après un dernier effort, je parvins à la terre ferme, où, à ma grande satisfaction, je gravis sur les rochers escarpés du rivage, et m'assis sur l'herbe, délivré de tout périls et à l'abri de toute atteinte de l'Océan.
J'étais alors à terre et en sûreté sur la rive; je commençai à regarder le ciel et à remercier Dieu de ce que ma vie était sauvée, dans un cas où, quelques minutes auparavant, il y avait à peine lieu d'espérer. Je croîs qu'il serait impossible d'exprimer au vif ce que sont les extases et les transports d'une âme arrachée, pour ainsi dire, du plus profond de la tombe. Aussi ne suis-je pas étonné de la coutume d'amener un chirurgien pour tirer du sang au criminel à qui on apporte des lettres de surséance juste au moment où, la corde serrée au cou, il est près de recevoir la mort, afin que la surprise ne chasse point les esprits vitaux de son cœur, et ne le tue point.
Car le premier effet des joies et des afflictions soudaines est d'anéantir. 16
Absorbé dans la contemplation de ma délivrance, je me promenais çà et là sur le rivage, levant les mains vers le ciel, faisant mille gestes et mille mouvements que je ne saurais décrire; songeant à tout mes compagnons qui étaient noyés, et que là pas une âme n'avait dû être sauvée excepté moi; car je ne les revis jamais, ni eux, ni aucun vestige d'eux, si ce n'est trois chapeaux, un bonnet et deux souliers dépareillés.
Alors je jetai les yeux sur le navire échoué; mais il était si éloigné, et les brisants et l'écume de la lame étaient si forts, qu'à peine pouvais-je le distinguer; et je considérai, ô mon Dieu! comment il avait été possible que j'eusse atteint le rivage.
Après avoir soulagé mon esprit par tout ce qu'il y avait de consolant dans ma situation, je commençai à regarder à l'entour de moi, pour voir en quelle sorte de lieu j'étais, et ce que j'avais à faire. Je sentis bientôt mon contentement diminuer, et qu'en un mot ma délivrance était affreuse, car j'étais trempé et n'avais pas de vêtements pour me changer, ni rien à manger ou à boire pour me réconforter. Je n'avais non plus d'autre perspective que celle de mourir de faim ou d'être dévoré par les bêtes féroces. Ce qui m'affligeait particulièrement, c'était de ne point avoir d'arme pour chasser et tuer quelques animaux pour ma subsistance, ou pour me défendre contre n'importe quelles créatures qui voudraient me tuer pour la leur. Bref, je n'avais rien sur moi, qu'un couteau, une pipe à tabac, et un peu de tabac dans une boîte. C'était là toute ma provision; aussi tombai-je dans une si terrible désolation d'esprit, que pendant quelque temps je courus çà et là comme un insensé. À la tombée du jour, le cœur plein de tristesse, je commençai à considérer quel serait mon sort s'il y avait en cette contrée des bêtes dévorantes, car je n'ignorais pas qu'elles sortent à la nuit pour rôder et chercher leur proie.
La seule ressource qui s'offrit alors à ma pensée fut de monter à un arbre épais et touffu, semblable à un sapin, mais épineux, qui croissait près de là, et où je résolus de m'établir pour toute la nuit, laissant au lendemain à considérer de quelle mort il me faudrait mourir; car je n'entrevoyais encore nul moyen d'existence. Je m'éloignai d'environ un demi-quart de mille du rivage, afin de voir si je ne trouverais point d'eau douce pour étancher ma soif: à ma grande joie, j'en rencontrai. Après avoir bu, ayant mis un peu de tabac dans ma bouche pour prévenir la faim, j'allai à l'arbre, je montai dedans, et je tâchai de m'y placer de manière à ne pas tomber si je venais à m'endormir; et, pour ma défense, ayant coupé un bâton court, semblable à un gourdin, je pris possession de mon logement. Comme j'étais extrêmement fatigué, je tombai dans un profond sommeil, et je dormis confortablement comme peu de personnes, je pense, l'eussent pu faire en ma situation, et je m'en trouvai plus soulagé que je crois l'avoir jamais été dans une occasion opportune.
Lorsque je m'éveillai il faisait grand jour; le temps était clair, l'orage était abattu, la mer n'était plus ni furieuse ni houleuse comme la veille. Mais quelle fut ma surprise en voyant que le vaisseau avait été, par l'élévation de la marée, enlevé, pendant la nuit, du banc de sable où il s'était engravé, et qu'il avait dérivé presque jusqu'au récif dont j'ai parlé plus haut, et contre lequel j'avais été précipité et meurtri. Il était environ à un mille du rivage, et comme il paraissait poser encore sur sa quille, je souhaitai d'aller à bord, afin de sauver au moins quelques choses nécessaires pour mon usage.
Quand je fus descendu de mon appartement, c'est-à-dire de l'arbre, je regardai encore à l'entour de moi, et la première chose que je découvris fut la chaloupe, gisant sur la terre, où le vent et la mer l'avaient lancée, à environ deux milles à ma droite. Je marchai le long du rivage aussi loin que je pus pour y arriver; mais ayant trouvé entre cette embarcation et moi un bras de mer qui avait environ un demi-mille de largeur, je rebroussai chemin; car j'étais alors bien plus désireux de parvenir au bâtiment, où j'espérais trouver quelque chose pour ma subsistance.
Un peu après midi, la mer était très-calme et la marée si basse, que je pouvais avancer jusqu'à un quart de mille du vaisseau. Là, j'éprouvai un renouvellement de douleur; car je vis clairement que si nous fussions demeurés à bord, nous eussions touts été sauvés, c'est-à-dire que nous serions touts venus à terre sains et saufs, et que je n'aurais pas été si malheureux que d'être, comme je l'étais alors, entièrement dénué de toute société et de toute consolation. Ceci m'arracha de nouvelles larmes des yeux; mais ce n'était qu'un faible soulagement, et je résolus d'atteindre le navire, s'il était possible. Je me déshabillai, car la chaleur était extrême, et me mis à l'eau. Parvenu au bâtiment, la grande difficulté était de savoir comment monter à bord. Comme il posait sur terre et s'élevait à une grande hauteur hors de l'eau, il n'y avait rien à ma portée que je pusse saisir. J'en fis deux fois le tour à la nage, et, la seconde fois, j'apperçus un petit bout de cordage, que je fus étonné de n'avoir point vu d'abord, et qui pendait au porte-haubans de misaine, assez bas pour que je pusse l'atteindre, mais non sans grande difficulté. À l'aide de cette corde je me hissai sur le gaillard d'avant. Là, je vis que le vaisseau était
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