Robinson Crusoe. I. Defoe Daniel
Читать онлайн книгу.jours que j'étais à terre; j'étais allé onze fois à bord du vaisseau, et j'en avais enlevé, durant cet intervalle, tout ce qu'il était possible à un seul homme d'emporter. Et je crois vraiment que si le temps calme eût continué, j'aurais amené tout le bâtiment, pièce à pièce. Comme je me préparais à aller à bord pour la douzième fois, je sentis le vent qui commençait à se lever. Néanmoins, à la marée basse, je m'y rendis; et quoique je pensasse avoir parfaitement fouillé la chambre du capitaine, et que je n'y crusse plus rien rencontrer, je découvris pourtant un meuble garni de tiroirs, dans l'un desquels je trouvai deux ou trois rasoirs, une paire de grands ciseaux, et une douzaine environ de bons couteaux et de fourchettes; – puis, dans un autre, la valeur au moins de trente-six livres sterling en espèces d'or et d'argent, soit européennes soit brésiliennes, et entre autres quelques pièces de huit.
À la vue de cet argent je souris en moi-même, et je m'écriai: – «Ô drogue! à quoi es-tu bonne? Tu ne vaux pas pour moi, non, tu ne vaux pas la peine que je me baisse pour te prendre! Un seul de ces couteaux est plus pour moi que cette somme.20 Je n'ai nul besoin de toi; demeure donc où tu es, et va au fond de la mer, comme une créature qui ne mérite pas qu'on la sauve.» – Je me ravisai cependant, je le pris, et, l'ayant enveloppé avec les autres objets dans un morceau de toile, je songeai à faire un nouveau radeau. Sur ces entrefaites, je m'apperçus que le ciel était couvert, et que le vent commençait à fraîchir. Au bout d'un quart d'heure il souffla un bon frais de la côte. Je compris de suite qu'il était inutile d'essayer à faire un radeau avec une brise venant de terre, et que mon affaire était de partir avant qu'il y eût du flot, qu'autrement je pourrais bien ne jamais revoir le rivage. Je me jetai donc à l'eau, et je traversai à la nage le chenal ouvert entre le bâtiment et les sables, mais avec assez de difficulté, à cause des objets pesants que j'avais sur moi, et du clapotage de la mer; car le vent força si brusquement, que la tempête se déchaîna avant même que la marée fût haute.
Mais j'étais déjà rentré chez moi, dans ma petite tente, et assis en sécurité au milieu de toute ma richesse. Il fit un gros temps toute la nuit; et, le matin, quand je regardai en mer, le navire avait disparu. Je fus un peu surpris; mais je me remis aussitôt par cette consolante réflexion, que je n'avais point perdu de temps ni épargné aucune diligence pour en retirer tout ce qui pouvait m'être utile; et, qu'au fait, il y était resté peu de choses que j'eusse pu transporter quand même j'aurais eu plus de temps.
Dès lors je détournai mes pensées du bâtiment et de ce qui pouvait en provenir, sans renoncer toutefois aux débris qui viendraient à dériver sur le rivage, comme, en effet, il en dériva dans la suite, mais qui furent pour moi de peu d'utilité.
Mon esprit ne s'occupa plus alors qu'à chercher les moyens de me mettre en sûreté, soit contre les Sauvages qui pourraient survenir, soit contre les bêtes féroces, s'il y en avait dans l'île. J'avais plusieurs sentiments touchant l'accomplissement de ce projet, et touchant la demeure que j'avais à me construire, soit que je me fisse une grotte sous terre ou une tente sur le sol. Bref je résolus d'avoir l'un et l'autre, et de telle sorte, qu'à coup sûr la description n'en sera point hors de propos.
Je reconnus d'abord que le lieu où j'étais n'était pas convenable pour mon établissement. Particulièrement, parce que c'était un terrain bas et marécageux, proche de la mer, que je croyais ne pas devoir être sain, et plus particulièrement encore parce qu'il n'y avait point d'eau douce près de là. Je me déterminai donc à chercher un coin de terre plus favorable.
Je devais considérer plusieurs choses dans le choix de ce site: 1º la salubrité, et l'eau douce dont je parlais tout-à-l'heure; 2º l'abri contre la chaleur du soleil; 3º la protection contre toutes créatures rapaces, soit hommes ou bêtes; 4º la vue de la mer, afin que si Dieu envoyait quelque bâtiment dans ces parages, je pusse en profiter pour ma délivrance; car je ne voulais point encore en bannir l'espoir de mon cœur.
En cherchant un lieu qui réunit tout ces avantages, je trouvai une petite plaine située au pied d'une colline, dont le flanc, regardant cette esplanade, s'élevait à pic comme la façade d'une maison, de sorte que rien ne pouvait venir à moi de haut en bas. Sur le devant de ce rocher, il y avait un enfoncement qui ressemblait à l'entrée ou à la porte d'une cave; mais il n'existait réellement aucune caverne ni aucun chemin souterrain.
Ce fut sur cette pelouse, juste devant cette cavité, que je résolus de m'établir. La plaine n'avait pas plus de cent verges de largeur sur une longueur double, et formait devant ma porte un boulingrin qui s'en allait mourir sur la plage en pente douce et irrégulière. Cette situation était au Nord-Nord-Ouest de la colline, de manière que chaque jour j'étais à l'abri de la chaleur, jusqu'à ce que le soleil déclinât à l'Ouest quart Sud, ou environ; mais, alors, dans ces climats, il n'est pas éloigné de son coucher.
Avant de dresser ma tente, je traçai devant le creux du rocher un demi-cercle dont le rayon avait environ dix verges à partir du roc, et le diamètre vingt verges depuis un bout jusqu'à l'autre.
Je plantai dans ce demi-cercle deux rangées de gros pieux que j'enfonçai en terre jusqu'à ce qu'ils fussent solides comme des pilotis. Leur gros bout, taillé en pointe, s'élevait hors de terre à la hauteur de cinq pieds et demi; entre les deux rangs il n'y avait pas plus de six pouces d'intervalle.
Je pris ensuite les morceaux de câbles que j'avais coupés à bord du vaisseau, et je les posai les uns sur les autres, dans l'entre-deux de la double palissade, jusqu'à son sommet. Puis, en dedans du demi-cercle, j'ajoutai d'autres pieux d'environ deux pieds et demi, s'appuyant contre les premiers et leur servant de contrefiches.
Cet ouvrage était si fort que ni homme ni bête n'aurait pu le forcer ni le franchir. Il me coûta beaucoup de temps et de travail, surtout pour couper les pieux dans les bois, les porter à pied-d'œuvre et les enfoncer en terre.
LA CHÈVRE ET SON CHEVREAU
Pour entrer dans la place je fis, non pas une porte, mais une petite échelle avec laquelle je passais par-dessus ce rempart. Quand j'étais en dedans, je l'enlevais et la tirais à moi. Je me croyais ainsi parfaitement défendu et fortifié contre le monde entier, et je dormais donc en toute sécurité pendant la nuit, ce qu'autrement je n'aurais pu faire. Pourtant, comme je le reconnus dans la suite il n'était nullement besoin de toutes ces précautions contre des ennemis que je m'étais imaginé avoir à redouter.
Dans ce retranchement ou cette forteresse, je transportai avec beaucoup de peine toutes mes richesses, toutes mes vivres, toutes mes munitions et provisions, dont plus haut vous avez eu le détail, et je me dressai une vaste tente que je fis double, pour me garantir des pluies qui sont excessives en cette région pendant certain temps de l'année; c'est-à-dire que j'établis d'abord une tente de médiocre grandeur; ensuite une plus spacieuse par-dessus, recouverte d'une grande toile goudronnée que j'avais mise en réserve avec les voiles.
Dès lors je cessai pour un temps de coucher dans le lit que j'avais apporté à terre, préférant un fort bon hamac qui avait appartenu au capitaine de notre vaisseau.
Ayant apporté dans cette tente toutes mes provisions et tout ce qui pouvait se gâter à l'humidité, et ayant ainsi renfermé touts mes biens, je condamnai le passage que, jusqu'alors, j'avais laissé ouvert, et je passai et repassai avec ma petite échelle, comme je l'ai dit.
Cela fait, je commençai à creuser dans le roc, et transportant à travers ma tente la terre et les pierres que j'en tirais, j'en formai une sorte de terrasse qui éleva le sol d'environ un pied et demi en dedans de la palissade. Ainsi, justement derrière ma tente, je me fis une grotte qui me servait comme de cellier pour ma maison.
Il m'en coûta beaucoup de travail et beaucoup de temps avant que je pusse porter à leur perfection ces différents ouvrages; c'est ce qui m'oblige à reprendre quelques faits qui fixèrent une partie de mon attention durant ce temps. Un jour, lorsque ma tente et ma grotte n'existaient encore qu'en projet, il arriva qu'un nuage sombre et épais fondit en pluie d'orage, et que soudain un éclair en jaillit, et fut suivi d'un grand coup de tonnerre. La foudre m'épouvanta moins que cette pensée, qui traversa mon esprit avec la rapidité même de l'éclair: Ô ma poudre!.. Le cœur me manqua quand je songeai que toute ma
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