Les compagnons de Jéhu. Dumas Alexandre
Читать онлайн книгу.non seulement on le connaît, mais qu'il dîne à table d'hôte. J'entre. Vous devinez de quoi l'on parlait: de l'arrestation de la diligence. Jugez de l'effet de lapparition! le dieu antique descendant dans la machine ne faisait pas un dénouement plus inattendu. Je demande lequel de tous les convives s'appelle Jean Picot; celui qui porte ce nom distingué et harmonieux se montre. Je dépose devant lui les deux cents louis en lui faisant mes excuses, au nom de la société, de l'inquiétude que lui ont causée les compagnons de Jéhu. J'échange un signe d'amitié avec Barjols, un salut de politesse avec l'abbé de Rians, qui étaient là; je tire ma révérence à la compagnie et je sors. C'est peu de chose; mais cela m'a pris une quinzaine d'heures: de là le retard. J'ai pensé que mieux valait être en retard et ne pas laisser sur nos traces une fausse opinion de nous. Ai-je bien fait, mes maîtres?
La société éclata en bravos.
– Seulement, dit un des assistants, je trouve assez imprudent, à vous, d'avoir tenu à remettre l'argent vous-même au citoyen Jean Picot.
– Mon cher colonel, répondit le jeune homme, il y a un proverbe d'origine italienne qui dit: «Qui veut va, qui ne veut pas envoie.» Je voulais, j'ai été.
– Et voilà un gaillard qui, pour vous remercier, si vous avez un jour la mauvaise chance de tomber entre les mains du Directoire, se hâterait de vous reconnaître; reconnaissance qui aurait pour résultat de vous faire couper le cou.
– Oh! Je l'en défie bien de me reconnaître.
– Qui l'en empêcherait?
– Ah çà! mais vous croyez donc que je fais mes équipées à visage découvert? En vérité, mon cher colonel, vous me prenez pour un autre. Quitter mon masque, c'est bon entre amis; mais avec les étrangers, allons donc. Ne sommes-nous pas en plein carnaval? Je ne vois pas pourquoi je ne me déguiserais pas en Abellino ou en Karl Moor, quand MM. Gohier, Sieyès, Roger Ducos, Moulin et Barras se déguisent en rois de France.
– Et vous êtes entré masqué dans la ville?
– Dans la ville, dans l'hôtel, dans la salle de la table d'hôte. Il est vrai que, si le visage était couvert, la ceinture était découverte, et, comme vous voyez, elle était bien garnie.
Le jeune homme fit un mouvement qui écarta son manteau, et montra sa ceinture, à laquelle étaient passés quatre pistolets et suspendu un court couteau de chasse.
Puis, avec cette gaieté qui semblait un des caractères dominants de cette insoucieuse organisation:
– Je devais avoir l'air féroce, n'est-ce pas? Ils m'auront pris pour feu Mandrin descendant des montagnes de la Savoie. À propos, voilà les soixante mille francs de Son Altesse le Directoire.
Et le jeune homme poussa dédaigneusement du pied la valise qu'il avait déposée à terre et dont les entrailles froissées rendirent ce son métallique qui indique la présence de l'or.
Puis il alla se confondre dans le groupe de ses amis, dont il avait été séparé par cette distance qui se fait naturellement entre le narrateur et ses auditeurs.
Un des moines se baissa et ramassa la valise.
– Méprisez l'or tant que vous voudrez, mon cher Morgan, puisque cela ne vous empêche pas de le recueillir; mais je sais de braves gens qui attendent les soixante mille francs que vous crossez dédaigneusement du pied, avec autant d'impatience et d'anxiété que la caravane égarée au désert attend la goutte d'eau qui lempêchera de mourir de soif.
– Nos amis de la Vendée, n'est-ce pas? répondit Morgan; grand bien leur fasse! Les égoïstes, ils se battent, eux. Ces messieurs ont choisi les roses et nous laissent les épines. Ah çà! mais ils ne reçoivent donc rien de l'Angleterre?
– Si fait, dit gaiement un des moines; à Quiberon, ils ont reçu des boulets et de la mitraille.
– Je ne dis pas des Anglais, reprit Morgan, je dis de lAngleterre.
– Pas un sou.
– Il me semble, cependant, dit un des assistants, qui paraissait posséder une tête un peu plus réfléchie que celles de ses compagnons, il me semble que nos princes pourraient bien envoyer un peu d'or à ceux qui versent leur sang pour la cause de la monarchie! Ne craignent-ils pas que la Vendée finisse par se lasser, un jour ou l'autre, d'un dévouement qui, jusqu'au- jourd'hui, ne lui a pas encore valu, que je sache, même un remerciement?
– La Vendée, cher ami, reprit Morgan, est une terre généreuse et qui ne se lassera pas, soyez tranquille; d'ailleurs, quel serait le mérite de la fidélité, si elle n'avait point affaire à lingratitude? Du moment où le dévouement rencontre la reconnaissance, ce n'est plus du dévouement: c'est un échange, puisqu'il est récompensé. Soyons fidèles toujours, soyons dévoués tant que nous pourrons, messieurs, et prions le ciel qu'il fasse ingrats ceux auxquels nous nous dévouons, et nous aurons, croyez- moi, la belle part dans lhistoire de nos guerres civiles.
À peine Morgan achevait-il de formuler cet axiome chevaleresque et exprimait-il un souhait qui avait toute chance d'être accompli, que trois coups maçonniques retentirent à la même porte par laquelle il avait été introduit lui-même.
– Messieurs, dit celui des moines qui paraissait remplir le rôle de président, vite les capuchons et les masques; nous ne savons pas qui nous arrive.
VIII – À QUOI SERVAIT LARGENT DU DIRECTOIRE
Chacun s'empressa d'obéir, les moines rabattant les capuchons de leurs longues robes sur leurs visages, Morgan remettant son masque.
– Entrez! dit le supérieur.
La porte s'ouvrit et l'on vit reparaître le frère servant.
– Un émissaire du général Georges Cadoudal demande à être introduit, dit-il.
– A-t-il répondu aux trois mots d'ordres?
– Parfaitement.
– Qu'il soit introduit.
Le frère servant rentra dans le souterrain, et, deux secondes après, reparut, conduisant un homme qu'à son costume il était facile de reconnaître pour un paysan, et à sa tête carrée, coiffée de grands cheveux roux, pour un Breton.
Il s'avança jusqu'au milieu du cercle sans paraître intimidé le moins du monde, fixant tour à tour ses yeux sur chacun des moines et attendant que lune de ces douze statues de granit rompît le silence.
Ce fut le président qui lui adressa la parole:
– De la part de qui viens-tu? lui demanda-t-il.
– Celui qui m'a envoyé, répondit le paysan, m'a commandé, si l'on me faisait une question, de dire que je venais de la part de Jéhu.
– Es-tu porteur d'un message verbal ou écrit?
– Je dois répondre aux questions qui me seront faites par vous et échanger un chiffon de papier contre de largent.
– C'est bien; commençons par les questions: où en sont nos frères de Vendée?
– Ils avaient déposé les armes et n'attendaient qu'un mot de vous pour les reprendre.
– Et pourquoi avaient-ils déposé les armes?
– Ils en avaient reçu l'ordre de S. M. Louis XVIII.
– On a parlé d'une proclamation écrite de la main même du roi.
– En voici la copie.
Le paysan présenta le papier au personnage qui linterrogeait.
Celui-ci louvrit et lut:
«La guerre n'est absolument propre qu'à rendre la royauté odieuse et menaçante. Les monarques qui rentrent par son secours sanglant ne peuvent jamais être aimés: il faut donc abandonner les moyens sanglants et se confier à l'empire de l'opinion, qui revient d'elle-même aux principes sauveurs. Dieu et le roi seront bientôt le cri de ralliement des Français; il faut réunir en un formidable faisceau les éléments épars du royalisme, abandonner la Vendée militante à son malheureux sort,