Le Speronare. Dumas Alexandre

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Le Speronare - Dumas Alexandre


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Cette proposition eut un double effet: d'abord elle nous rassura, ensuite elle piqua notre amour-propre. Comme nous avions à faire avec notre équipage un voyage qui n'était pas sans offrir quelques dangers de différentes espèces, nous ne voulions pas débuter en lui donnant une mauvaise idée de notre courage. Nous ne répondîmes donc à la proposition qu'en donnant l'ordre aux sentinelles de prendre leur poste, et à Pietro de mettre le canot à la mer. Lorsque toutes ces précautions furent prises, nous descendîmes par l'escalier. Quant au capitaine et à Filippo, ils ne firent pas tant de façons, et sautèrent tout bonnement par-dessus le bord; mais, à notre grand étonnement, nous ne vîmes reparaître que le capitaine; Filippo était passé par-dessous le bâtiment, afin d'explorer les environs, à ce qu'il paraît. Un instant après, nous l'aperçûmes qui revenait par la proue, en nous annonçant qu'il n'avait absolument rien découvert qui pût nous inquiéter. Le capitaine, sans être de sa force, nageait aussi admirablement bien. Je fis remarquer à Jadin qu'il avait au côté droit de la poitrine une blessure qui ressemblait fort à un coup de couteau. Comme le capitaine était beau garçon, et qu'en Sicile et en Calabre les coups de couteau s'adressent plus particulièrement aux beaux garçons qu'aux autres, nous pensâmes que c'était le résultat de la vengeance de quelque frère ou de quelque mari, et je me promis d'interroger à la première occasion le capitaine là-dessus.

      Au bout de dix minutes, nous entendîmes de grands cris; mais il n'y avait pas à s'y tromper, c'étaient des cris de joie. En effet, Giovanni venait de piquer une magnifique dorade, et s'avançait de l'arrière à babord, la portant triomphalement au bout de son harpon, pour nous demander à quelle sauce nous désirions la manger. La chose était trop importante pour être résolue ainsi sans discussion; nous remontâmes donc immédiatement à bord pour examiner l'animal de plus près et pour arrêter une sauce digne de lui. Le capitaine et Filippo nous suivirent; on amarra de nouveau la chaloupe à son poste, et nous entrâmes en délibération. Quelques observations qui nous parurent assez savantes, émises par le capitaine, nous déterminèrent pour une espèce de matelote. Ce n'était pas sans motifs que j'avais appelé le capitaine au conseil; je ne perdais pas de vue la cicatrice de sa poitrine, et je voulais en connaître l'histoire. Je l'invitai donc à déjeuner avec nous, sous prétexte que, si son avis à l'endroit de la dorade était erroné, je voulais le punir en le forçant de la manger tout entière. Le capitaine se défendit d'abord de ce trop grand honneur que nous voulions lui faire; mais, voyant que nous insistions, il finit par accepter. Aussitôt il disparut dans l'écoutille, et Pietro s'occupa des préparatifs du déjeuner.

      Le couvert était bientôt dressé. On posait une longue planche sur deux chaises, c'était la table; on tirait nos matelas de cuir sur le pont, c'étaient nos sièges. Nous nous couchions, comme des chevaliers romains, dans notre triclinium en plein air, et, sur le moindre signe que nous faisions, tout l'équipage s'empressait de nous servir.

      Au bout de dix minutes, le capitaine reparut, orné de ses plus beaux habits et portant à la main une bouteille de muscat de Lipari, qu'après force circonlocutions il se hasarda à nous offrir. Nous acceptâmes sans aucune difficulté, et il parut on ne peut plus touché de notre condescendance.

      C'était un excellent homme que le capitaine Arena, et qui n'avait à notre avis qu'un seul défaut, c'était de garder pour Jadin et moi une trop respectueuse obséquiosité. Cela empêchait entre lui et nous cette communication rapide et familière de pensées à l'aide de laquelle j'espérais descendre un peu dans la vie sicilienne. Je ne faisais aucun doute que tous ces hommes endurcis aux fatigues, habitués aux tempêtes, parcourant la Méditerranée en tous sens depuis leur enfance, n'eussent force récits de traditions nationales ou d'aventures personnelles à nous faire, et j'avais compté sur les récits du pont pour défrayer ces belles nuits orientales, où la veille est plus douce que le sommeil; mais avant d'en arriver là, nous voyions bien qu'il y avait encore du chemin à faire, et nous commencions par le capitaine, afin d'arriver plus tard et par degrés jusqu'aux simples matelots.

      Notre dorade ne se fit pas attendre. Du plus loin que nous l'aperçûmes, l'odeur qu'elle répandait autour d'elle nous prévint en sa faveur; et bientôt, à notre satisfaction, son goût justifia son parfum. Dès lors, nous reconnûmes que le capitaine était doublement à cultiver, et nous redoublâmes d'attentions.

      Nous avions pris le soin, en partant de Naples, de faire une certaine provision de vin de Bordeaux. Quoique le capitaine fût d'une sobriété extrême, nous parvînmes à lui en faire boire deux ou trois verres. Le vin de Bordeaux a, comme on le sait, des qualités essentiellement conciliantes. A la fin du déjeuner, nous étions parvenus à lui faire à peu près oublier la distance qu'il avait mise lui-même entre lui et nous: une dernière attention finit par nous le livrer pieds et poings liés; Jadin lui offrit de faire pour sa femme le portrait de son petit garçon. Le capitaine devint fou de joie; il appela monsieur Peppino, qui se roulait à l'avant au milieu des tonneaux et des cordages avec son ami Milord. L'enfant accourut sans se douter de ce qui l'attendait; son père lui expliqua la chose en italien, et, soit curiosité, soit obéissance, il s'y prêta de meilleure grâce que nous ne nous y attendions.

      J'envoyai à l'équipage, qui continuait de ramer de toute sa force, deux bouteilles de vin de Bordeaux; nous débouchâmes le cruchon de muscat, nous allumâmes les cigares, et Jadin se mit à la besogne.

      Ce n'était pas tout, il fallait diriger la conversation du côté de la fameuse cicatrice qui avait attiré mes regards. J'en trouvai l'occasion en parlant de notre bain et en félicitant le capitaine sur la manière dont il nageait.

      – Oh! quant à cela, excellence, ce n'est point un grand mérite, me répondit-il. Nous sommes de père en fils, depuis deux cents ans, de véritables chiens de mer, et, étant jeune homme, j'ai traversé plus d'une fois le détroit de Messine, du village Delia Pace au village de San-Giovanni, d'où est ma femme.

      – Et combien y a-t-il? demandai-je.

      – Il y a cinq milles, dit le capitaine; mais cinq milles qui en valent bien huit à cause du courant.

      – Et depuis que vous êtes marié, repris-je en riant, vous ne vous hasardez plus à faire de pareilles folies.

      – Oh! ce n'est point depuis que je suis marié, répondit le capitaine; c'est depuis que j'ai été blessé à la poitrine: comme le fer a traversé le poumon, au bout d'une heure que je suis à l'eau, je perds mon haleine, et je ne peux plus nager.

      – En effet, j'ai remarqué que vous aviez une cicatrice. Vous vient-elle d'un duel ou d'un accident?

      – Ni de l'un ni de l'autre, excellence. Elle vient tout bonnement d'un assassinat.

      – Et un drôle d'assassinat, encore, dit Pietro, profitant de ses privilèges et se mêlant de la conversation sans cesser de ramer.

      L'exclamation, comme on le comprend bien, n'était point de nature à diminuer ma curiosité.

      – Capitaine, continuai-je, est-ce qu'il y a de l'indiscrétion à vous demander quelques détails sur cet événement?

      – Non, plus maintenant, répondit le capitaine, attendu qu'il n'y a que moi de vivant encore des quatre personnages qui y étaient intéressés; car, quant à la femme, elle est religieuse, et c'est comme si elle était morte. Je vais vous raconter la chose, quoique ce ne soit pas sans un certain remords que j'y pense.

      – Un remords! Allons donc, capitaine, vous n'avez, pardieu! rien à vous reprocher là-dedans; vous vous êtes conduit en bon et brave Sicilien.

      – Je crois que j'aurais cependant mieux fait, reprit le capitaine en soupirant, de laisser le pauvre diable tranquille.

      – Tranquille! Un gaillard qui vous avait fourré trois pouces de fer dans l'estomac. Vous avez bien fait, capitaine, vous avez bien fait!

      – Capitaine, repris-je à mon tour, vous doublez notre curiosité, et maintenant, je vous en préviens, je ne vous laisse pas de repos que vous ne m'ayez tout raconté.

      – Allons, jeune enfant, dit Jadin à Peppino, ne bouge pas. Nous en sommes aux yeux, capitaine.

      Je traduisis l'invitation à Peppino, et le capitaine reprit:

      – C'était


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