Les Quarante-Cinq — Tome 3. Dumas Alexandre

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Les Quarante-Cinq — Tome 3 - Dumas Alexandre


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sans relâche avec leurs armes de géant, firent leur premier pas en arrière.

      Le cavalier noir profita de ce mouvement pour disparaître dans la mêlée et dans la nuit.

      Un quart d'heure après, les Français pliaient sur toute la ligne et cherchaient à reculer sans fuir.

      M. de Saint-Aignan prenait toutes ses mesures pour obtenir de ses hommes une retraite en bon ordre.

      Mais une dernière troupe de cinq cents chevaux et de deux mille hommes d'infanterie sortit toute fraîche de la ville, et tomba sur cette armée harassée et déjà marchant à reculons. C'étaient ces vieilles bandes du prince d'Orange, qui tour à tour avaient lutté contre le duc d'Albe, contre don Juan, contre Requesens, et contre Alexandre Farnèse.

      Alors il fallut se décidera quitter le champ de bataille et à faire retraite par terre, puisque la flotte sur laquelle on comptait en cas d'événement était détruite.

      Malgré le sang-froid des chefs, malgré la bravoure du plus grand nombre, une affreuse déroute commença.

      Ce fut en ce moment que l'inconnu, avec toute cette cavalerie qui avait à peine donné, tomba sur les fuyards et rencontra de nouveau à l'arrière- garde Joyeuse avec ses marins, dont il avait laissé les deux tiers sur le champ de bataille.

      Le jeune amiral était remonté sur son troisième cheval, les deux autres ayant été tués sous lui. Son épée s'était brisée, et il avait pris des mains d'un marin blessé une de ces pesantes haches d'abordage, qui tournait autour de sa tête avec la même facilité qu'une fronde aux mains d'un frondeur.

      De temps en temps il se retournait et faisait face, pareil à ces sangliers qui ne peuvent se décider à fuir, et qui reviennent désespérément sur le chasseur.

      De leur côté, les Flamands, qui, selon la recommandation de celui qu'ils avaient appelé monseigneur, avaient combattu sans cuirasse, étaient lestes à la poursuite et ne donnaient pas une seconde de relâche à l'armée angevine.

      Quelque chose comme un remords, ou tout au moins comme un doute, saisit au coeur l'inconnu en face de ce grand désastre.

      — Assez, messieurs, assez, dit-il en français à ses gens, ils sont chassés ce soir d'Anvers, et dans huit jours seront chassés de Flandre: n'en demandons pas plus au Dieu des armées.

      — Ah! c'était un Français, c'était un Français! s'écria Joyeuse, je t'avais deviné, traître. Ah! sois maudit, et puisses-tu mourir de la mort des traîtres!

      Cette furieuse imprécation sembla décourager l'homme que n'avaient pu ébranler mille épées levées contre lui: il tourna bride, et, vainqueur, s'enfuit presque aussi rapidement que les vaincus.

      Mais cette retraite d'un seul homme ne changea rien à la face des choses: la peur est contagieuse, elle avait gagné l'armée tout entière, et, sous le poids de cette panique insensée, les soldats commencèrent à fuir en désespérés.

      Les chevaux s'animaient malgré la fatigue car eux-mêmes semblaient être aussi sous l'influence de la peur; les hommes se dispersaient pour trouver des abris: en quelques heures l'armée n'exista plus à l'état d'armée.

      C'était le moment où, selon les ordres de monseigneur, s'ouvraient les digues et se levaient les écluses. Depuis Lier jusqu'à Termonde, depuis Haesdonk jusqu'à Malines, chaque petite rivière, grossie par ses affluents, chaque canal débordé envoyait dans le plat pays son contingent d'eau furieuse.

      Ainsi, quand les Français fugitifs commencèrent à s'arrêter, ayant lassé leurs ennemis, quand ils eurent vu les Anversois retourner enfin vers leur ville suivis des soldats du prince d'Orange; quand ceux qui avaient échappé sains et saufs du carnage de la nuit crurent enfin être sauvés, et respirèrent un instant, les uns avec une prière, les autres avec un blasphème, c'était à cette heure même qu'un nouvel ennemi, aveugle, impitoyable, se déchaînait sur eux avec la célérité du vent, avec l'impétuosité de la mer; toutefois, malgré l'imminence du danger qui commençait à les envelopper, les fugitifs ne se doutaient de rien.

      Joyeuse avait commandé une halte à ses marins, réduits à huit cents, et les seuls qui eussent conservé une espèce d'ordre dans cette effroyable déroute.

      Le comte de Saint-Aignan, haletant, sans voix, ne parlant plus que par la menace de ses gestes, le comte de Saint-Aignan essayait de rallier ses fantassins épars.

      Le duc d'Anjou, à la tête des fuyards, monté sur un excellent cheval, et accompagné d'un domestique tenant un autre cheval en main, poussait en avant, sans paraître songer à rien.

      — Le misérable n'a pas de coeur, disaient les uns.

      — Le vaillant est magnifique de sang-froid, disaient les autres.

      Quelques heures de repos, prises de deux heures à six heures du matin, rendirent aux fantassins la force de continuer la retraite.

      Seulement, les vivres manquaient.

      Quant aux chevaux, ils semblaient plus fatigués encore que les hommes, se traînant à peine, car ils n'avaient pas mangé depuis la veille.

      Aussi marchaient-ils à la queue de l'armée.

      On espérait gagner Bruxelles qui était au duc et dans laquelle on avait de nombreux partisans; cependant on n'était pas sans inquiétude sur son bon vouloir; un instant aussi l'on avait cru pouvoir compter sur Anvers comme on croyait pouvoir compter sur Bruxelles.

      Là, à Bruxelles, c'est-à-dire à huit lieues à peine de l'endroit où l'on se trouvait, on ravitaillerait les troupes, et l'on prendrait un campement avantageux, pour recommencer la campagne interrompue au moment que l'on jugerait le plus convenable.

      Les débris que l'on ramenait devaient servir de noyau à une armée nouvelle.

      C'est qu'à cette heure encore nul ne prévoyait le moment épouvantable où le sol s'affaisserait sous les pieds des malheureux soldats, où des montagnes d'eau viendraient s'abattre et rouler sur leurs têtes, où les restes de tant de braves gens, emportés par les eaux bourbeuses, rouleraient jusqu'à la mer, ou s'arrêteraient en route pour engraisser les campagnes du Brabant.

      M. le duc d'Anjou se fit servir à déjeuner dans la cabane d'un paysan, entre Héboken et Heckhout.

      La cabane était vide, et, depuis la veille au soir, les habitants s'en étaient enfuis; le feu allumé par eux la veille brûlait encore dans la cheminée.

      Les soldats et les officiers voulurent imiter leur chef et s'éparpillèrent dans les deux bourgs que nous venons de nommer; mais ils virent avec une surprise mêlée d'effroi que toutes les maisons étaient désertes, et que les habitants en avaient à peu près emporté toutes les provisions.

      Le comte de Saint-Aignan cherchait fortune comme les autres; cette insouciance du duc d'Anjou, à l'heure même où tant de braves gens mouraient pour lui, répugnait à son esprit, et il s'était éloigné du prince.

      Il était de ceux qui disaient:

      « Le misérable n'a pas de coeur! »

      Il visita, pour son compte, deux ou trois maisons qu'il trouva vides; il frappait à la porte d'une quatrième, quand on vint lui dire qu'à deux lieues à la ronde, c'est-à-dire dans le cercle du pays que l'on occupait, toutes les maisons étaient ainsi.

      A cette nouvelle, M. de Saint-Aignan fronça le sourcil et fit sa grimace ordinaire.

      — En route, messieurs, en route! dit-il aux officiers.

      — Mais, répondirent ceux-ci, nous sommes harassés, mourant de faim, général.

      — Oui; mais vous êtes vivants, et si vous restez ici une heure de plus, vous êtes morts; peut-être est-il déjà trop tard.

      M. de Saint-Aignan ne pouvait rien désigner, mais il soupçonnait quelque grand danger caché dans cette solitude.

      On


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