Le Rhin, Tome IV. Victor Hugo

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Le Rhin, Tome IV - Victor Hugo


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riez de cela? Je vous avoue que je n'en ris pas. Il y a toujours dans les calomnies dirigées contre les grands hommes, tant qu'ils sont vivants, quelque chose qui me serre le cœur. Je me dis: Voilà donc de quelle manière la reconnaissance contemporaine a traité ces génies que la postérité entoure de respect, les uns parce qu'ils ont fait leur nation plus grande, les autres parce qu'ils ont fait l'humanité meilleure! Soyez Molière, on vous accusera d'avoir épousé votre fille; soyez Napoléon, on vous accusera d'avoir aimé vos sœurs. – La haine et l'envie ne sont pas inventives, direz-vous; elles répètent toujours à peu près les mêmes niaiseries, lesquelles deviennent inoffensives à force d'être répétées. Qu'est-ce qu'une calomnie qui est un plagiat? – Sans doute, si le public le savait; mais est-ce que le public sait que ce que l'on dit aujourd'hui du grand homme d'aujourd'hui est précisément ce qu'on disait hier du grand homme d'hier? D'accord. Mais la foule ignore tout. Les grands hommes ont dédaigné tout cela, direz-vous encore; sans doute; mais qui vous dit qu'ils n'ont pas souffert autant qu'ils ont dédaigné? Qui sait tout ce qu'il y a de douleurs poignantes dans les profondeurs muettes du dédain? Qu'y a-t-il de plus révoltant que l'injustice, et quoi de plus amer que de recevoir une grande injure quand on mérite une grande couronne? Savez-vous si cet odieux petit livre dont vous riez aujourd'hui n'a pas été officieusement envoyé en 1815 au prisonnier de Sainte-Hélène, et n'a pas fait, tout stupide qu'il vous semble et qu'il est, passer une mauvaise nuit à l'homme qui dormait d'un si profond sommeil la veille de Marengo et d'Austerlitz? N'y a-t-il pas des moments où la haine, dans ses affirmations effrontées et furieuses, peut faire allusion, même au génie qui a la conscience de sa force et de son avenir? Apparaître caricature à la postérité quand on a tout fait pour lui laisser une grande ombre! Non, mon ami, je ne puis rire de cet infâme petit libelle. Quand j'explore les bas-fonds du passé, et quand je visite les caves ruinées d'une prison d'autrefois, je prends tout au sérieux, les vieilles calomnies que je ramasse dans l'oubli et les hideux instruments de torture rouillés que je trouve dans la poussière.

      Flétrissure et ignominie à ces misérables valets des basses-œuvres qui n'ont d'autres fonctions que de tourmenter vivants ceux que la postérité adorera morts!

      Si l'auteur sans nom de cet ignoble livre existe encore aujourd'hui dans quelque coin obscur de Paris, quel châtiment ce doit être pour cet immonde vieillard, dont les cheveux blancs ne sont qu'une couronne d'opprobre et de honte, de voir, chaque fois qu'il a le malheur de passer sur la place Vendôme, Napoléon, devenu homme de bronze, salué à toute heure par la foule, enveloppé de nuées et de rayons, debout sur son éternelle gloire et sur sa colonne éternelle!

      Depuis que j'avais fermé ce volume, tout s'était assombri; la pluie était devenue plus violente au dehors, et la tristesse plus profonde en moi. Ma fenêtre était restée ouverte, et mon regard s'attachait machinalement à la grotesque gouttière de fer-blanc qui dégorgeait avec furie un flot jaunâtre et fangeux. Cette vue m'a calmé. Je me suis dit que la plupart du temps ceux qui font le mal n'en ont pas pleine conscience, qu'il y a chez eux plus d'ignorance et d'ineptie encore que de méchanceté; et je suis demeuré là immobile, silencieux, recueillant les enseignements mystérieux que les choses nous donnent par les harmonies qu'elles ont entre elles, le coude appuyé sur ce stupide pamphlet d'où s'était épanché tant de haine et de calomnie, et l'œil fixé sur cette bouche d'âne qui vomissait de l'eau sale.

      LETTRE XXXVII

      SCHAFFHAUSEN

      Vue de Schaffhouse. – Schaffhausen. – Schaffouse. – Schaphuse. – Schapfuse. – Shaphusia. – Probatopolis. – Effroyable combat et mêlée terrible des érudits et des antiquaires. – Deux des plus redoutables s'attaquent avec furie. – L'auteur a la lâcheté de s'enfuir du champ de bataille, les laissant aux prises. – Le château Munoth. – Ce qu'était Schaffhouse il y a deux cents ans. – Quel était le joyau d'une ville libre. L'auteur dîne. – Une des innombrables aventures qui arrivent à ceux qui ont la hardiesse de voyager à travers les orthographes des pays. – Calaïsche à la choute. – L'auteur offre tranquillement de faire ce qui eût épouvanté Gargantua.

Septembre.

      Je suis à Schaffhouse depuis quelques heures. Ecrivez Schaffhausen, et prononcez tout ce qu'il vous plaira. Figurez-vous un Anxur suisse, un Terracine allemand, une ville du quinzième siècle, dont les maisons tiennent le milieu entre les chalets d'Unterseen et les logis sculptés du vieux Rouen; perchée dans la montagne, coupée par le Rhin qui se tord dans son lit de roches avec une grande clameur, dominée par des tours en ruine, pleine de rues à pic et en zigzag, livrée au vacarme assourdissant des nymphes ou des eaux, —nymphis, lymphis, transcrivez Horace comme vous voudrez, – et au tapage des laveuses. Après avoir passé la porte de la ville, qui est une forteresse du treizième siècle, je me suis retourné, et j'ai vu au-dessus de l'ogive cette inscription: SALVS EXEVNTIBVS. J'en ai conclu qu'il y avait probablement de l'autre côté: PAX INTRANTIBVS. J'aime cette façon hospitalière.

      Je vous ai dit d'écrire Schaffhausen et de prononcer tout ce qu'il vous plairait. Vous pouvez écrire aussi tout ce qu'il vous plaira. Rien n'est comparable, pour l'entêtement et la diversité d'avis, au troupeau des antiquaires, si ce n'est le troupeau des grammairiens. Platine écrit Schaphuse, Strumphius écrit Schapfuse, Georges Bruin écrit Shaphusia, et Miconnis écrit Probatopolis. Tirez-vous de là. Après le nom vient l'étymologie. Autre affaire. Schaffhausen signifie la ville du mouton, dit Glarean. – Point du tout! s'exclame Strumphius. Schaffhausen veut dire port des bateaux, de schafa, barque, et de hause, maison. – Ville du mouton! répond Glarean; les armes de la ville sont d'or au bélier de sable. – Port des bateaux! repart Strumphius; c'est là que les bateaux s'arrêtent, dans l'impossibilité d'aller plus loin. – Ma foi! que l'étymologie devienne ce qu'elle pourra. Je laisse Strumphius et Glarean se prendre aux coiffes.

      Il faudrait batailler aussi à propos du vieux château Munoth, qui est près de Schaffhouse, sur l'Emmersberg, et qui a pour étymologie Munitio, disent les antiquaires, à cause d'une citadelle romaine qui était là. Aujourd'hui il n'y a plus que quelques ruines, une grande tour et une immense voûte casematée qui peut couvrir plusieurs centaines d'hommes.

      Il y a deux siècles, Schaffhouse était plus pittoresque encore. L'hôtel de ville, le couvent de la Toussaint, l'église Saint-Jean, étaient dans toute leur beauté; l'enceinte de tours était intacte et complète. Il y en avait treize, sans compter le château et sans compter les deux hautes tours sur lesquelles s'appuyait cet étrange et magnifique pont suspendu sur le Rhin que notre Oudinot fit sauter le 13 avril 1799, avec cette ignorance et cette insouciance des chefs-d'œuvre qui n'est pardonnable qu'aux héros. Enfin, hors de la cité, au delà de la porte-donjon qui va vers la forêt Noire, dans la montagne, sur une éminence, à côté d'une chapelle, on distinguait au loin, dans la brume de l'horizon, un hideux petit édifice de charpente et de pierre, – le gibet. Au moyen âge, et même il n'y a pas plus de cent ans, dans toute commune souveraine, une potence convenablement garnie était une chose élégante et magistrale. La cité ornée de son gibet, le gibet orné de son pendu. Cela signifiait ville libre.

      J'avais grand'faim, il était tard; j'ai commencé par dîner. On m'a apporté un dîner français, servi par un garçon français, avec une carte en français. Quelques originalités, sans doute involontaires, se mêlaient, non sans grâce, à l'orthographe de cette carte. Comme mes yeux erraient parmi ces riches fantaisies du rédacteur local, cherchant à compléter mon dîner, au-dessous de ces trois lignes:

      Haumelette au chantpinnions,

      Biffeteque au craison,

      Hépole d'agnot au laidgume,

      je suis tombé sur ceci.

      Calaïsche à la choute, – 10 francs.

      Pardieu! me suis-je dit, voilà un mets du pays: calaïsche à la choute. Il faut que j'en goûte. Dix francs! cela doit être quelque raffinement propre à la cuisine de Schaffhouse. J'appelle le garçon. – Monsieur, une calaïsche à la choute. Ici le dialogue s'engage en français.


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