Le Docteur Pascal. Emile Zola
Читать онлайн книгу.partons pour le cauchemar, en dehors des lois et des faits… Mais ne vois-tu donc pas qu'il n'est plus de règle, si tu supprimes la nature, et que le seul intérêt à vivre est de croire à la vie, de l'aimer et de mettre toutes les forces de son intelligence à la mieux connaître.
Elle eut un geste d'insouciance et de bravade à la fois; et la conversation tomba. Maintenant, elle sabrait le pastel à larges coups de crayon bleu, elle en détachait le flamboiement sur une limpide nuit d'été.
Mais, deux jours plus tard, à la suite d'une nouvelle discussion, les choses se gâtèrent encore. Le soir, au sortir de table, Pascal était remonté travailler dans la salle, pendant qu'elle restait dehors, assise sur la terrasse. Des heures s'écoulèrent, il fut tout surpris et inquiet, lorsque sonna minuit, de ne pas l'avoir entendue rentrer dans sa chambre. Elle devait passer par la salle, il était bien certain qu'elle ne l'avait point traversée, derrière son dos. En bas, quand il fut descendu, il constata que Martine dormait. La porte du vestibule n'était pas fermée à clef, Clotilde s'était sûrement oubliée dehors. Cela lui arrivait parfois, pendant les nuits chaudes; mais jamais elle ne s'attardait à ce point.
L'inquiétude du docteur augmenta, lorsque, sur la terrasse, il aperçut, vide, la chaise où la jeune fille avait dû rester assise longtemps. Il espérait l'y trouver endormie. Puisqu'elle n'y était plus, pourquoi n'était-elle pas rentrée? où pouvait-elle s'en être allée, à une pareille heure? La nuit était admirable, une nuit de septembre, brûlante encore, avec un ciel immense, criblé d'étoiles, dans son infini de velours sombre; et, au fond de ce ciel sans lune, les étoiles luisaient si vives et si larges, qu'elles éclairaient la terre. D'abord, il se pencha sur la balustrade de la terrasse, examina les pentes, les gradins de pierres sèches, qui descendaient jusqu'à la voie du chemin de fer; mais rien ne remuait, il ne voyait que les têtes rondes et immobiles des petits oliviers. L'idée alors lui vint qu'elle était sans doute sous les platanes, près de la fontaine, dans le perpétuel frisson de cette eau murmurante. Il y courut, il s'enfonça en pleine obscurité, une nappe si épaisse, que lui-même, qui connaissait chaque tronc d'arbre, devait marcher les mains en avant, pour ne point se heurter. Puis, ce fut au travers de la pinède qu'il battit ainsi l'ombre, tâtonnant, sans rencontrer personne. Et il finit par appeler, d'une voix qu'il assourdissait.
– Clotilde! Clotilde!
La nuit restait profonde et muette. Il haussa peu a peu la voix.
– Clotilde! Clotilde!
Pas une âme, pas un souffle. Les échos semblaient ensommeillés, son cri s'étouffait dans le lac infiniment doux des ténèbres bleues. Et il cria de toute sa force, il revint sous les platanes, il retourna dans la pinède, s'affolant, visitant la propriété entière. Brusquement, il se trouva sur l'aire.
A cette heure, l'aire immense, la vaste rotonde pavée, dormait elle aussi. Depuis les longues années qu'on n'y vannait plus de grain, une herbe y poussait, tout de suite brûlée par le soleil, dorée et comme rasée, pareille à la haute laine d'un tapis. Et, entre les touffes de cette molle végétation, les cailloux ronds ne refroidissaient jamais, fumant dès le crépuscule, exhalant dans la nuit la chaleur amassée de tant de midis accablants.
L'aire s'arrondissait, nue, déserte, au milieu de ce frisson, sous le calme du ciel, et Pascal la traversait pour courir au verger, lorsqu'il manqua culbuter contre un corps, longuement étendu, qu'il n'avait pu voir. Il eut une exclamation effarée:
– Comment, tu es là?
Clotilde ne daigna même pas répondre. Elle était couchée sur le dos, les mains ramenées et serrées sous la nuque, la face vers le ciel; et, dans son pale visage, on ne voyait que ses grands yeux luire.
– Moi qui m'inquiète et qui t'appelle depuis un quart d'heure!.. Tu m'entendais bien crier?
Elle finit par desserrer les lèvres.
– Oui.
– Alors, c'est stupide! Pourquoi ne répondais-tu pas?
Mais elle était retombée dans son silence, elle refusait de s'expliquer, le front têtu, les regards envolés là-haut.
– Allons, viens te coucher, méchante enfant! Tu me diras cela demain.
Elle ne bougeait toujours point, il la supplia de rentrer à dix reprises, sans qu'elle fit un mouvement. Lui-même avait fini par s'asseoir près d'elle, dans l'herbe rase, et il sentait sous lui la tiédeur du pavé.
– Enfin, tu ne peux coucher dehors… Réponds-moi au moins. Qu'est-ce que tu fais là?
– Je regarde.
Et, de ses grands yeux immobiles, élargis et fixes, ses regards semblaient monter plus haut, parmi les étoiles. Elle était toute dans l'infini pur de ce ciel d'été, au milieu des astres.
– Ah! maître, reprit-elle, d'une voix lente et égale, ininterrompue, comme cela est étroit et borné, tout ce que tu sais, à côté de ce qu'il y a sûrement là-haut… Oui, si je ne t'ai pas répondu, c'était que je pensais à toi et que j'avais une grosse peine… Il ne faut pas me croire méchante.
Un tel frisson de tendresse avait passé dans sa voix, qu'il en fut profondément ému. Il s'allongea à son côté, également sur le dos. Leurs coudes se touchaient. Ils causèrent.
– Je crains bien, chérie, que tes chagrins ne soient pas raisonnables…
Tu penses à moi et tu as de la peine. Pourquoi donc?
– Oh! pour des choses que j'aurais de la peine à t'expliquer. Je ne suis pas une savante. Cependant, tu m'as appris beaucoup, et j'ai moi-même appris davantage, en vivant avec toi. D'ailleurs, ce sont des choses que je sens… Peut-être que j'essayerai de te le dire, puisque nous sommes là, si seuls, et qu'il fait si beau!
Son coeur plein débordait, après des heures de réflexion, dans la paix confidentielle de l'admirable nuit. Lui, ne parla pas, ayant peur de l'inquiéter.
– Quand j'étais petite et que je t'entendais parler de la science, il me semblait que tu parlais du bon Dieu, tellement tu brûlais d'espérance et de foi. Rien ne te paraissait plus impossible. Avec la science, on allait pénétrer le secret du monde et réaliser le parfait bonheur de l'humanité… Selon toi, c'était à pas de géant qu'on marchait. Chaque jour amenait sa découverte, sa certitude. Encore dix ans, encore cinquante ans, encore cent ans peut-être, et le ciel serait ouvert, nous verrions face à face la vérité… Eh bien! les années marchent, et rien ne s'ouvre, et la vérité recule.
– Tu es une impatiente, répondit-il simplement. Si dix siècles sont nécessaires, il faudra bien les attendre.
– C'est vrai, je ne puis pas attendre. J'ai besoin de savoir, j'ai besoin d'être heureuse tout de suite. Et tout savoir d'un coup, et être heureuse absolument, définitivement!.. Oh! vois-tu, c'est de cela que je souffre, ne pas monter d'un bond à la connaissance complète, ne pouvoir me reposer dans la félicité entière, dégagée de scrupules et de doutes. Est-ce que c'est vivre que d'avancer dans les ténèbres à pas si ralentis, que de ne pouvoir goûter une heure de calme, sans trembler à l'idée de l'angoisse prochaine? Non, non! toute la connaissance et tout le bonheur en un jour! … ta science nous les a promis, et si elle ne nous les donne pas, elle fait faillite.
Alors, il commença lui-même à se passionner.
– Mais c'est fou, petite fille, ce que tu dis là! La science n'est pas la révélation. Elle marche de son train humain, sa gloire est dans son effort même… Et puis, ce n'est pas vrai, la science n'a pas promis le bonheur.
Vivement, elle l'interrompit.
– Comment, pas vrai! Ouvre donc tes livres, là-haut. Tu sais bien que je les ai lus. Ils en débordent, de promesses. A les lire, il semble qu'on marche à la conquête de la terre et du ciel. Ils démolissent tout et ils font le serment de tout remplacer; et cela par la raison pure, avec solidité et sagesse… Sans doute, je suis comme les enfants. Quand on m'a promis quelque chose, je veux qu'on me le donne. Mon imagination travaille, il faut que l'objet soit très beau, pour me contenter… Mais c'était si simple, de ne rien me promettre! Et surtout, à cette