Paris. Emile Zola
Читать онлайн книгу.retourna près du plateau, pour servir le café et les liqueurs, aidée de sa fille. Gérard demeura, et justement il entretint Pierre de l'Asile des Invalides du travail, où tous deux s'étaient rencontrés récemment, à l'occasion d'une cérémonie, la pose de la première pierre d'un nouveau pavillon, que l'on bâtissait grâce au don superbe de cent mille francs, fait à l'œuvre par le baron Duvillard. L'œuvre ne comptait encore que quatre pavillons, et le projet primitif en prévoyait douze, sur le vaste terrain donné par la Ville, dans la presqu'île de Gennevilliers; de sorte que la souscription restait ouverte et qu'il se menait un grand bruit de cet effort charitable, réponse retentissante et péremptoire aux mauvais esprits qui accusaient la bourgeoisie repue de ne rien faire pour les travailleurs. La vérité était qu'une magnifique chapelle, érigée au milieu du terrain, avait absorbé les deux tiers des fonds réunis. Des dames patronnesses, prises dans tous les mondes, madame la baronne Duvillard, madame la comtesse de Quinsac, madame la princesse Rosemonde de Harth, vingt autres, avaient la charge de faire vivre l'œuvre, à l'aide de quêtes et de ventes de charité. Mais, surtout, le succès était venu de l'heureuse idée d'avoir débarrassé ces dames des gros soucis de l'organisation, en choisissant pour administrateur général le rédacteur en chef du Globe, le député Fonsègue, un brasseur d'affaires prodigieux. Et le Globe faisait une propagande continue, répondait aux attaques des révolutionnaires par l'inépuisable charité des classes dirigeantes; et, lors des dernières élections, l'œuvre avait ainsi servi d'arme électorale triomphante.
Camille se promenait, une petite tasse fumante à la main.
– Monsieur l'abbé, prenez-vous du café?
– Non, merci, mademoiselle.
– Un petit verre de chartreuse alors?
– Non, merci.
Et, tout le monde étant servi, la baronne revint, pour demander aimablement:
– Voyons, monsieur l'abbé, que désirez-vous de moi?
Pierre commença presque à voix basse, la gorge serrée, envahi d'une émotion qui lui faisait battre le cœur.
– Je viens, madame, m'adresser à votre grande bonté. J'ai vu, ce matin, dans une affreuse maison de la rue des Saules, derrière Montmartre, un spectacle qui m'a bouleversé l'âme… Vous n'avez point idée d'une pareille maison de misère et de souffrance, les familles sans feu, sans pain, les hommes réduits au chômage, les mères n'ayant plus de lait pour leurs nourrissons, les enfants à peine vêtus, toussant et grelottant… Et, parmi tant d'horreurs, j'ai vu la pire, la plus abominable, un vieil ouvrier terrassé par l'âge, mourant de faim, tombé sur un tas de loques, dans un réduit dont un chien ne voudrait pas.
Il tâchait d'y mettre le plus de discrétion possible, épouvanté des mots qu'il disait, des choses qu'il racontait, dans ce milieu de grand luxe et de jouissance, devant ces heureux comblés des joies de ce monde; car il sentait bien qu'il détonnait d'une façon discourtoise. Quelle étrange idée d'être venu à l'heure où l'on finit de déjeuner, lorsque l'arome du café brûlant caresse les digestions ravies! Pourtant, il continuait, il finissait même par élever la voix, cédant à la révolte qui le soulevait peu à peu, allant jusqu'au bout de son récit terrible, nommant Laveuve, précisant l'injuste abandon, demandant au nom de la pitié humaine aide et secours. Et tous les convives s'étaient approchés pour l'écouter, il voyait devant lui le baron, et le général, et Dutheil, et Amadieu, qui buvaient à petites gorgées leur café, silencieux, sans un geste.
– Enfin, madame, conclut-il, j'ai pensé qu'on ne pouvait pas laisser une heure de plus ce vieil homme dans cette effroyable position, et que, dès ce soir, vous auriez la grande bonté de le faire admettre à l'Asile des Invalides du travail, où sa place me semble marquée tout naturellement.
Des larmes avaient mouillé les beaux yeux d'Eve. Elle était consternée d'une si triste histoire, tombant dans la joie qu'elle se promettait pour l'après-midi. Très molle, sans initiative, trop occupée de sa personne, elle n'avait accepté la présidence du comité qu'à la condition de se décharger sur Fonsègue de tous les soucis administratifs.
– Ah! monsieur l'abbé, murmura-t-elle, vous me fendez le cœur. Mais je ne puis rien, rien du tout, je vous assure… Ce Laveuve, d'ailleurs, je crois bien que nous avons déjà examiné son affaire. Vous savez que, chez nous, les admissions sont entourées des garanties les plus sérieuses. On nomme un rapporteur qui doit nous renseigner… Et n'est-ce pas vous, monsieur Dutheil, qui vous étiez chargé de ce Laveuve?
Le député achevait un petit verre de chartreuse.
– Mais oui, c'est moi… Monsieur l'abbé, ce gaillard-là vous a joué une comédie. Il n'est pas malade du tout, et, si vous lui avez laissé de l'argent, il sera descendu le boire, derrière votre dos. Car il est toujours ivre, et avec ça l'esprit le plus exécrable, criant du matin au soir contre les bourgeois, disant que, s'il avait encore des bras, ce serait lui qui ferait sauter la boutique… D'ailleurs, il ne veut pas y entrer, à l'Asile, une vraie prison où l'on est gardé par des béguines qui vous forcent à entendre la messe, un sale couvent dont on ferme les portes à neuf heures du soir! Et il y en a tant comme cela, qui préfèrent leur liberté, avec le froid, la faim et la mort!.. Que les Laveuve crèvent donc dans la rue, puisqu'ils refusent d'être avec nous, d'avoir chaud et de manger, dans nos Asiles!
Le général et Amadieu approuvèrent d'un hochement de tête. Mais Duvillard se montrait plus généreux.
– Non, non, un homme est un homme, il faut le secourir malgré lui.
Eve, tout à fait désespérée à l'idée qu'on allait lui prendre son après-midi, se débattit, trouva des raisons.
– Je vous assure que j'ai les mains absolument liées. Monsieur l'abbé ne doute ni de mon cœur ni de mon zèle. Mais comment veut-on que je réunisse avant quelques jours le comité de ces dames, sans lequel je tiens formellement à ne prendre aucune décision, surtout dans une affaire déjà examinée et jugée?
Et, brusquement, elle eut une solution.
– Ce que je vous conseille de faire, monsieur l'abbé, c'est d'aller voir tout de suite monsieur Fonsègue, notre administrateur. Dans un cas pressant, il peut seul agir, car il sait que ces dames ont en lui une confiance sans bornes et qu'elles approuvent tout ce qu'il fait.
– Vous trouverez Fonsègue à la Chambre, ajouta Dutheil en souriant; seulement, la séance va être chaude, je doute que vous puissiez l'entretenir à l'aise.
Pierre, dont le cœur s'était serré davantage, n'insista pas, tout de suite résolu à voir Fonsègue, à obtenir quand même avant le soir l'admission du misérable, dont l'atroce image le hantait. Et il resta là quelques minutes encore, retenu par Gérard, qui, obligeamment, lui indiquait le moyen de convaincre le député, en alléguant le mauvais effet d'une pareille histoire, si elle s'ébruitait dans les journaux révolutionnaires. D'ailleurs, les convives commençaient à partir. Le général, avant de se retirer, vint demander à son neveu s'il le verrait l'après-midi, chez sa mère, madame de Quinsac, dont c'était le jour: question à laquelle le jeune homme se contenta de répondre d'un geste évasif, lorsqu'il s'aperçut qu'Eve et Camille le regardaient. Puis, ce fut le tour d'Amadieu, qui se sauva, en disant qu'une grave affaire le réclamait au Palais. Et bientôt Dutheil le suivit, pour se rendre à la Chambre.
– De quatre à cinq chez Silviane, n'est-ce pas? lui dit le baron en le reconduisant. Venez m'y raconter ce qui se sera passé à la Chambre, à la suite de cet article odieux de Sanier. Il faut pourtant que je sache… Moi, j'irai aux Beaux-Arts, pour arranger l'affaire de la Comédie; et puis, j'ai des courses, des entrepreneurs à voir, une grosse affaire de publicité à régler.
– Entendu, de quatre à cinq, chez Silviane, comme d'habitude, dit le député, qui partit, repris d'un vague malaise, inquiet de la façon dont tournerait cette vilaine histoire des Chemins de fer africains.
Et tous déjà avaient oublié Laveuve, le misérable qui agonisait, et tous couraient à leurs soucis, à leurs passions, ressaisis par l'engrenage, retombés sous la meule, dans cette ruée de Paris dont la fièvre les charriait, les heurtait