Paris. Emile Zola
Читать онлайн книгу.soudain, frappé d'une idée:
– Mais pourquoi ne venez-vous pas avec moi? Vous obtenez un mot du baron et, tout de suite, sans perdre une minute, vous vous mettez à la recherche de la baronne… Ah! oui, la maison vous gêne un peu, je comprends. Voulez-vous n'y voir que le baron? Vous l'attendrez dans un petit salon du bas, je vous l'y amènerai.
Cette proposition acheva de l'égayer, tandis que Pierre, ahuri, hésitait, à l'idée d'être introduit de la sorte chez Silviane d'Aulnay. Ce n'était guère sa place. Pourtant, il serait allé chez le diable, et il y était allé parfois déjà, avec l'abbé Rose, dans l'espoir de soulager une misère.
Dutheil, qui se méprenait, baissa encore la voix, pour une suprême confidence.
– Vous savez qu'il a tout payé là dedans. Oh! vous pouvez venir sans crainte.
– Mais, certainement, je vais avec vous, dit le prêtre, qui ne put s'empêcher de sourire à son tour.
Le petit hôtel de Silviane d'Aulnay, très luxueux, d'un luxe délicat et un peu galant de temple, était situé avenue d'Antin, près de l'avenue des Champs-Elysées. La prêtresse de ce sanctuaire, où les orfrois des vieilles dalmatiques luisaient sous le reflet mauve des vitraux, venait d'avoir vingt-cinq ans, petite et mince, d'une beauté brune adorable; et tout Paris connaissait son délicieux visage de vierge, le doux ovale allongé, le nez fin, la bouche petite, avec des joues candides et un menton naïf, sous les bandeaux de ses cheveux noirs, qu'elle portait épais et lourds, cachant le front bas. La raison de sa célébrité était précisément cet air étonné et joli, cette infinie pureté de ses yeux bleus, toute cette innocence pudique, quand elle voulait, faisant contraste avec l'abominable fille qu'elle était au fond, de la perversité la plus monstrueuse, avouée, affichée, telle qu'il en pousse dans le terreau des grandes villes. On racontait sur ses goûts, sur ses fantaisies, des choses extraordinaires. Les uns la disaient fille d'une concierge, les autres d'un médecin. En tout cas, elle avait dû se faire une instruction et une éducation, car elle ne manquait, à l'occasion, ni d'esprit, ni de style, ni de tenue. Elle roulait dans les théâtres depuis dix ans, applaudie pour sa beauté, et elle avait même fini par obtenir de gentils succès, dans les rôles de jeunes filles très pures, de jeunes femmes aimantes et persécutées. Mais, depuis qu'il était question de son entrée à la Comédie-Française, pour y jouer le rôle de Pauline, dans Polyeucte, des gens s'indignaient, d'autres s'égayaient, tellement l'idée paraissait saugrenue, attentatoire à la majesté de la tragédie classique. Elle, tranquille et têtue, voulait cette chose, et la voulait bien, certaine de l'obtenir, avec l'insolence de la fille à qui les hommes n'avaient jamais rien pu refuser.
Ce jour-là, dès trois heures, Gérard, qui ne savait comment tuer son temps, avant d'aller attendre Eve, rue Matignon, avait eu l'idée de monter patienter dans le voisinage, chez Silviane. Celle-ci était un ancien caprice, il était resté un des intimes du petit hôtel, il s'y oubliait même encore parfois, quand la jolie fille s'ennuyait. Mais il venait de la trouver furieuse, et il était là, en simple ami, allongé dans un des profonds fauteuils du salon vieil or, en train d'écouter sa plainte. Elle, debout, en toilette blanche, toute blanche, comme Eve était elle-même, au déjeuner, parlait avec passion, achevait de le convaincre, gagné à tant de jeunesse et de beauté, la comparant inconsciemment à l'autre, déjà las du rendez-vous qu'il attendait, et envahi d'une telle paresse morale et physique, qu'il aurait préféré demeurer au fond de ce fauteuil.
– Tu entends, Gérard, s'écria-t-elle enfin, en s'oubliant jusqu'à le tutoyer, pas ça! je ne lui accorderai pas ça! tant qu'il ne m'apportera pas ma nomination.
Le baron Duvillard entrait. Elle se fit tout de suite de glace, elle le reçut en jeune reine offensée, qui attend des explications; tandis que lui, prévoyant l'orage, apportant d'ailleurs des nouvelles désastreuses, souriait, mal à l'aise. Elle était la tare, chez cet homme si solide et si puissant encore, dans le déclin de sa race. Elle était aussi le commencement de la justice et du châtiment, reprenant à mains pleines l'or amassé, vengeant par ses cruautés ceux qui avaient froid et faim. Et cela faisait pitié que de voir cet homme redouté, adulé, sous lequel les Etats tremblaient, pâlir là d'inquiétude, se plier très humble, retomber à l'enfance sénile et zézayante du désir.
– Ah! ma chère amie, si vous saviez comme j'ai couru! Un tas d'affaires ennuyeuses, des entrepreneurs à voir, une grosse question de publicité à régler. J'ai cru que jamais je ne pourrais vous venir baiser la main.
Il la lui baisa, mais elle laissa retomber son bras froid et indifférent, elle se contentait de le regarder, attendant ce qu'il avait à lui dire, l'embarrassant à un tel point, qu'il suait, bégayait, ne trouvait plus les mots.
– Sans doute, je me suis aussi occupé de vous, je suis allé aux Beaux-Arts, où l'on m'avait fait une promesse formelle… Oh! ils sont toujours très chauds en votre faveur, aux Beaux-Arts!.. Seulement, imaginez-vous, c'est cet imbécile de ministre, ce Taboureau, un vieux professeur de province, ignorant tout de notre Paris, qui s'est formellement opposé à votre nomination, en disant que, lui régnant, jamais vous ne débuteriez à la Comédie.
Elle ne dit qu'un mot, toute droite et rigide.
–Alors?
– Eh bien! alors, ma chère amie, que voulez-vous que je fasse?.. On ne peut pourtant pas renverser un ministère pour que vous jouiez Pauline.
– Pourquoi pas?
Il affecta de rire, mais sa face se congestionnait, tout son grand corps s'agitait d'angoisse.
– Voyons, ma petite Silviane, ne vous entêtez pas. Vous êtes si gentille, quand vous voulez… Lâchez donc l'idée de ce début. Vous-même y risquez gros jeu, car quels seraient vos ennuis, si vous alliez échouer. Vous pleureriez toutes les larmes de votre corps… Et puis, vous pouvez me demander tant d'autres choses, que je serai si heureux de vous donner. Allons, là, tout de suite, faites un souhait, et je le réaliserai sur l'heure.
En plaisantant, il cherchait à lui reprendre les mains. Mais elle se recula, très digne. Et elle le tutoya, comme elle avait tutoyé Gérard.
– Tu entends, mon cher, plus rien, pas ça! tant que je n'aurai pas joué Pauline.
Il avait compris, c'était l'alcôve fermée, même les petits jeux, les petits baisers sur la nuque défendus; et il la connaissait assez, pour savoir avec quelle rigueur elle le sèvrerait. Sa gorge étranglée ne laissa échapper qu'une sorte de grognement, tandis qu'il continuait à vouloir prendre la chose en plaisanterie.
– Est-elle méchante aujourd'hui! reprit-il en se tournant vers Gérard. Qu'est-ce que vous lui avez donc fait, pour que je la trouve dans un état pareil?
Mais le jeune homme, qui se tenait coi, par crainte des éclaboussures, resta mollement allongé, sans répondre.
Alors, la colère de Silviane déborda.
– Il m'a fait, qu'il m'a plainte d'être à la merci d'un homme tel que vous, si égoïste, si insensible aux injures dont on m'abreuve. Est-ce que vous ne devriez pas bondir d'indignation le premier? Est-ce que vous n'auriez pas dû exiger mon entrée à la Comédie comme une réparation d'honneur? Car, enfin, c'est un échec pour vous, et si l'on me juge indigne, vous êtes atteint en même temps que moi… Alors, une fille, n'est-ce pas? dites tout de suite que je suis une fille, qu'on chasse des maisons qui se respectent!
Elle continua, en arriva aux gros mots, aux paroles abominables, qui finissaient toujours par repousser sur ses lèvres si pures, dans la colère. Vainement, le baron, sachant bien qu'une simple phrase de lui amènerait un dégorgement plus fangeux, implorait-il du regard l'intervention du comte. Celui-ci, dont le désir de paix les réconciliait parfois, ne bougeait pas, trop somnolent pour s'en mêler. Et, tout d'un coup, elle reprit le tutoiement, elle conclut, par son coup de hache, coupant toute faveur:
– Enfin, mon cher, arrange-toi, fais-moi débuter, ou plus rien, tu entends! pas même le bout de mon petit doigt!
– Bon! bon! murmura Duvillard, ricanant et désespéré, nous arrangerons cela.
Mais, à ce moment, un domestique entra,