Ma conversion; ou le libertin de qualité. Honoré-Gabriel de Riqueti Mirabeau
Читать онлайн книгу.j'en dévorais d'avance la substance… Eh! sacredieu! la fée ne devait-elle pas s'alimenter de la mienne?
Le tête-à-tête était ménagé, l'on m'attendait, j'avais relevé mes appas: à force de vouloir réparer les siens, ma vieille était encore à sa toilette, asile impénétrable; je suis introduit, en attendant, dans un boudoir lilas et blanc; des panneaux placés avec art réfléchissaient en mille manières tous les objets, et des amours dont les torches étaient enflammées éclairaient ce lieu charmant. Un sopha large et bas exprimait l'espérance par les coussins vert anglais dont il était couvert; la vue se perdait dans les lointains formés par les glaces et n'était arrêtée que par des peintures lascives que mille attitudes variées rendaient plus intéressantes; des parfums doux faisaient respirer à longs traits la volupté; déjà mon imagination s'échauffe, mon coeur palpite, il désire; le feu qui coule dans mes veines rend mes sens plus actifs… La porte s'ouvre, une jeune personne s'offre à mes yeux; un négligé modeste, une simplicité naïve, des charmes qui n'attendent pour éclore que les hommages de l'amour, des détails délicieux… Telle se montre la jolie nièce de ma douairière, la belle Julie; elle m'offre les excuses de sa tante, qu'une affaire arrête, et me prie d'agréer qu'elle me tienne compagnie. Je réponds à ce compliment par les politesses d'usage, et nous nous asseyons sur des fauteuils dans un coin de la chambre; Julie s'éloignait du sopha (hélas! qu'il était bien plus à craindre pour moi! ), mes yeux erraient sur elle; je sentais toute la timidité d'un amour naissant, tous les combats de ma raison contre mon coeur; le feu de mes regards en imposait à Julie, notre conversation languissait en apparence, mais déjà nos âmes s'entendaient.
– Mademoiselle fait sûrement le bonheur de sa tante, puisqu'elle est sa compagne? – Monsieur, ma tante a de l'amitié pour moi. – La foule qui abonde chez elle a sans doute de quoi vous plaire, et vos plaisirs (Julie soupire)… mille adorateurs… (le feu me monte au visage). – Ah! Monsieur! combien de ces adorateurs méritent d'être évalués ce qu'ils sont en effet! – Quoi! vous n'en auriez pas trouvé dont l'hommage eût su vous intéresser? (elle se trouble…) Pardon… bon dieu! j'allais commettre une indiscrétion… Mais, mademoiselle, me condamnerez-vous à le désirer?
Nous entendons du bruit; un regard assez expressif est toute la réponse de Julie.
La tante avait fini sa toilette; elle s'avance… Peignez-vous, mon ami, un vilain enfant de soixante ans. Sa figure est un ovale renversé; une perruque artistement mêlée, avec un reste de cheveux, reteints en noir, en ombrage la pointe; des yeux rouges et qui louchent pour se donner un regard en coulisse; une bouche énorme, mais que Bourdet a fort bien meublée; du blanc, du rouge, du vermillon, du bleu, du noir, arrangés avec un art, une symétrie que des yeux connaisseurs et un odorat exercé peuvent seuls découvrir.
Une robe à l'anglaise puce et blanche se rattache par des noeuds de gaze, d'où s'échappent des coulants de perles, qui, retombant en ondes, se terminent par des glands d'un goût exquis; un coutil couvre la place où pouvait être une gorge il y a quarante ans; voilà ce que je démêlai au premier coup d'oeil… Heureux si je n'en eusse vu ni senti davantage!
– Mon dieu, mon cher coeur, me dit-elle en minaudant et se laissant aller sur le sopha où elle m'entraîne, je suis désolée de vous avoir laissé ennuyer avec une petite fille (Julie s'est éclipsée); c'est ma nièce, et cela connaît si peu le monde! – Comment, madame, votre nièce? Mais on ne le croirait pas à l'âge dont elle paraît. – Cela est vrai; mais sa mère est infiniment mon aînée… Puis saisissant une de mes mains… La Saint-Just, mon cher, m'a parlé de vous, mais d'une manière extraordinaire, elle raconte des choses!… Oh! pour cela, incroyables. – Ces sortes de femmes nous vantent quelquefois; mais si je lui eus jamais une obligation, c'est de m'avoir mis à portée de vous offrir mes hommages. – Tiens, mon coeur, bannissons la cérémonie; ton air me prévient; tu es joli, sois sage, et sûrement tu ne t'en repentiras pas. Il est temps de passer dans mon salon: j'ai du monde, tu souperas… Une révérence est ma réponse; un baiser me ferme la bouche… (Ah! sacredieu! c'est du vernis tout pur.) Ne joue pas, continua-t-elle; cause avec ma nièce, tu sembleras être son amant… (ah! charmante vieille, l'aurore de l'amour vient me luire! que je t'embrasse de bon coeur!… Mais, foutre! la peinture!)… et nous nous rejoindrons quand ces importuns seront bannis.
Mon supplice est donc retardé… Nous entrons au salon: nombreuse compagnie s'y rassemble, et pendant que Julie et sa tante arrangent les parties, moi je réfléchis.
Amour! amour! tu viens donc encore me décevoir, m'égarer, me percer! Dieu cruel! N'ai-je donc pas été assez longtemps ta victime? Veux-tu te venger? Quel rôle vas-tu m'imposer?… Objet du caprice d'une hideuse vieille, la beauté, les grâces feront mon tourment. Hélas!… enfant trop aimable! Si j'ai jamais su conquérir des coeurs, en soumettre à ton empire, si j'ai fait fumer sur tes autels un encens qui te fut agréable, ah! protège-moi!… Je suis exaucé; une ardeur nouvelle m'embrase; Julie, la belle Julie, recevra mon coeur, mes transports, et sa tante abusée n'aura de moi qu'un tribut chèrement acheté.
Le jeu fait régner le silence; tout le monde est occupé. Julie, au bout du salon, tient un ouvrage par convenance, et je suis auprès d'elle; – elle est inquiète, je suis timide. – Quoi! me dit-elle, on vous a déjà assigné votre personnage? – Ah! mademoiselle, si vous daignez lire dans mon coeur, vous verrez combien il m'est cher. – Je l'avoue, monsieur, quelque accoutumée que je sois à ces propos et au motif qui les fait tenir, j'aurais plus de peine à les supporter de vous que de tout autre. – Vous me les défendez donc, mademoiselle?… Ah! je ne le vois que trop, vous me confondez dans la foule des lâches que votre tante entretient à ses gages; vous me croyez revêtu d'un masque trompeur; je l'ai bien mérité!… N'importe, il faut vous délivrer d'un objet qui vous déplaît; peut-être vous ferai-je m'estimer… Ah! belle Julie! vous saurez un jour que je ne me suis exposé à votre haine… mais vous ne voudrez pas m'entendre vous m'abhorrez, me méprisez… et je ne pourrai pas soutenir longtemps vos dédains… (je me lève.) – Mon dieu! Monsieur, me dit-elle, tout effrayée, qu'allez-vous faire? Je serais perdue, ma tante m'accuserait… que sais-je?… peut-être de l'avoir trahie. – Non, non, elle aurait tort, vous la servez trop bien… Vous, la servir, Julie!… Dieu! quelle idée… Et pour votre amant! (Julie se trouble et fait un effort pour sourire…) – Mon amant, y pensez-vous? Vous êtes cependant arrivé sous des auspices… – Je vous entends, mademoiselle. Et si ce moyen eût été le seul pour parvenir auprès de vous, me trouveriez-vous si condamnable? Depuis six mois je vous adore (vous vous doutez, mon cher ami, que je n'en savais pas un mot); je suis partout vos pas, je brûle en secret, je m'informe, on m'instruit sur l'humeur de votre argus, et je suis obligé de couvrir du voile le plus déshonnête le sentiment le plus pur qui fût jamais. – (la pauvre petite, comme elle est oppressée! comme son sein s'élève! Quel sein, grand dieu!… chienne de vieille! il faudra donc que je te donne ce profit-là!…) – Vous ne répondez pas… De grâce, Julie, nous n'avons qu'un moment, décidez de mon sort. Pourquoi me rendre la double victime de vos rigueurs et des faveurs de votre tante? (ce mot faveurs fut prononcé d'un ton si triste qu'il était persuasif; la petite en sourit.) – Eh bien! je vous crois, me dit-elle; pourquoi me tromperiez-vous?… Je suis déjà si malheureuse! Hélas! il ne tient qu'à vous de me le rendre bien davantage…
Je ne vous détaillerai pas le reste d'une conversation gênée par les observateurs; mais, pour tout dire en un mot, nous convînmes que je serais l'amant de la tante et que nous saisirions tous les moments favorables pour nous voir, en affectant, la petite et moi, beaucoup d'indifférence l'un pour l'autre.
On soupe. Après souper, je fais un brelan avec ma chère tante; tout le monde défile. Julie, dès minuit, s'était retirée; je reste seul. C'est alors que la vieille, par ses tendres caresses, me montre toute la rigueur de mon sort; cependant j'y réponds en grimaçant; elle sort pour se rendre à sa chambre à coucher, et moi pour faire ma toilette de nuit. Enfin, l'heure du berger, l'heure fatale sonne; une femme de chambre m'appelle, j'arrive, cherchant partout ce que tu sais, et ne trouvant rien. – Rien? – Rien, ou le diable m'emporte: devine où il était allé se nicher. A côté d'une grosse bourse bien remplie, placée entre deux bougies sur la table de nuit de madame; je le repris en passant. Ma déesse était en cornette… Sacredieu!