Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке. Луи-Фердинанд Селин
Читать онлайн книгу.poète décidément me rendait des points pour l’imaginative, il avait encore monstrueusement magnifié la mienne, aidé de ses rimes flamboyantes, d’adjectifs formidables qui venaient retomber solennels dans l’admiratif et capital silence. Parvenue dans l’essor d’une période, la plus chaleureuse du morceau, s’adressant à la loge où nous étions placés, Branledore et moi-même, et quelques autres blessés, l’artiste, ses deux bras splendides tendus, sembla s’offrir au plus héroïque d’entre nous. Le poète illustrait pieusement à ce moment-là un fantastique trait de bravoure que je m’étais attribué. Je ne sais plus très bien ce qui se passait, mais ça n’était pas de la piquette. Heureusement, rien n’est incroyable en matière d’héroïsme. Le public devina le sens de l’offrande artistique et la salle entière tournée alors vers nous, hurlante de joie, transportée, trépignante, réclamait le héros.
Branledore accaparait tout le devant de la loge et nous dépassait tous, puisqu’il pouvait nous dissimuler presque complètement derrière ses pansements. Il le faisait exprès le salaud.
Mais deux de nos camarades, eux grimpés sur des chaises derrière lui, se firent quand même admirer par la foule par‐dessus ses épaules et sa tête. On les applaudit à tout rompre.
« Mais, c’est de moi qu’il s’agit! ai-je failli crier à ce moment. De moi seul! » Je connaissais mon Branledore, on se serait engueulés devant tout le monde et peut-être même battus. Finalement ce fut lui qui gagna la soucoupe. Il s’imposa. Triomphant, il demeura seul, comme il le désirait, pour recueillir l’énorme hommage. Vaincus, il ne nous restait plus qu’à nous ruer, nous, vers les coulisses, ce que nous fîmes et là nous fûmes heureusement refêtés. Consolation. Cependant notre actrice-inspiratrice n’était point seule dans sa loge. À ses côtés se tenait le poète, son poète, notre poète. Il aimait aussi comme elle, les jeunes soldats, bien gentiment. Ils me le firent comprendre artistement. Une affaire. On me le répéta, mais je n’en tins aucun compte de leurs gentilles indications. Tant pis pour moi, parce que les choses auraient pu très bien s’arranger. Ils avaient beaucoup d’influence. Je pris congé brusquement, et sottement vexé. J’étais jeune.
Récapitulons: les aviateurs m’avaient ravi Lola, les Argentins pris Musyne et cet harmonieux inverti, enfin, venait de me souffler ma superbe comédienne. Désemparé, je quittai la Comédie pendant qu’on éteignait les derniers flambeaux des couloirs et rejoignis seul, par la nuit, sans tramway, notre hôpital, souricière au fond des boues tenaces et des banlieues insoumises.
Sans chiqué, je dois bien convenir que ma tête n’a jamais été très solide. Mais pour un oui, pour un non, à présent, des étourdissements me prenaient, à en passer sous les voitures. Je titubais dans la guerre. En fait d’argent de poche, je ne pouvais compter pendant mon séjour à l’hôpital, que sur les quelques francs donnés par ma mère chaque semaine bien péniblement. Aussi, me mis-je dès que cela me fut possible à la recherche de petits suppléments, par-ci par-là, où je pouvais en escompter. L’un de mes anciens patrons, d’abord, me sembla propice à cet égard et reçut ma visite aussitôt.
Il me souvenait bien opportunément d’avoir besogné quelques temps obscurs chez ce Roger Puta, le bijoutier de la Madeleine, en qualité d’employé supplémentaire, un peu avant la déclaration de la guerre. Mon ouvrage chez ce dégueulasse bijoutier consistait en « extras », à nettoyer son argenterie du magasin, nombreuse, variée, et pendant les fêtes à cadeaux, à cause des tripotages continuels, d’entretien difficile.
Dès la fermeture de la Faculté, où je poursuivais de rigoureuses et interminables études (à cause des examens que je ratais), je rejoignais au galop l’arrière-boutique de M. Puta et m’escrimais pendant deux ou trois heures sur ses chocolatières, « au blanc d’Espagne » jusqu’au moment du dîner.
Pour prix de mon travail j’étais nourri, abondamment d’ailleurs, à la cuisine. Mon boulot consistait encore, d’autre part, avant l’heure des cours, à faire promener et pisser les chiens de garde du magasin.
Le tout ensemble pour 40 francs par mois. La bijouterie Puta scintillait de mille diamants à l’angle de la rue Vignon, et chacun de ces diamants coûtait autant que plusieurs décades de mon salaire. Ils y scintillent d’ailleurs toujours ces joyaux. Versé dans l’auxiliaire à la mobilisation, ce patron Puta se mit à servir particulièrement un Ministre, dont il conduisait de temps à autre l’automobile. Mais d’autre part, et cette fois de façon tout à fait officieuse, il se rendait Puta, des plus utiles, en fournissant les bijoux du Ministère. Le haut personnel spéculait fort heureusement sur les marchés conclus et à conclure. Plus on avançait dans la guerre et plus on avait besoin de bijoux. M. Puta avait même quelquefois de la peine à faire face aux commandes tellement il en recevait.
Quand il était surmené, M. Puta arrivait à prendre un petit air d’intelligence, à cause de la fatigue qui le tourmentait, et uniquement dans ces moments-là. Mais reposé, son visage, malgré la finesse incontestable de ses traits, formait une harmonie de placidité sotte dont il est difficile de ne pas garder pour toujours un souvenir désespérant.
Sa femme Mme Puta, ne faisait qu’un avec la caisse de la maison, qu’elle ne quittait pour ainsi dire jamais. On l’avait élevée pour qu’elle devienne la femme d’un bijoutier. Ambition de parents. Elle connaissait son devoir, tout son devoir. Le ménage était heureux en même temps que la caisse était prospère. Ce n’est point qu’elle fût laide, Mme Puta, non, elle aurait même pu être assez jolie, comme tant d’autres, seulement elle était si prudente, si méfiante qu’elle s’arrêtait au bord de la beauté, comme au bord de la vie, avec ses cheveux un peu trop peignés, son sourire un peu trop facile et soudain, des gestes un peu trop rapides ou un peu trop furtifs. On s’agaçait à démêler ce qu’il y avait de trop calculé dans cet être et les raisons de la gêne qu’on éprouvait en dépit de tout, à son approche. Cette répulsion instinctive qu’inspirent les commerçants à ceux qui les approchent et qui savent, est une des très rares consolations qu’éprouvent d’être aussi miteux qu’ils le sont ceux qui ne vendent tien à personne.
Les soucis étriqués du commerce la possédaient donc tout entière Mme Puta, tout comme Mme Herote, mais dans un autre genre et comme Dieu possède ses religieuses, corps et âme.
De temps en temps, cependant, elle éprouvait, notre patronne, comme un petit souci de circonstance. Ainsi lui arrivait-il de se laisser aller à penser aux parents de la guerre. « Quel malheur cette guerre tout de même pour les gens qui ont de grands enfants!
– Réfléchis donc avant de parler! la reprenait aussitôt son mari, que ces sensibleries trouvaient, lui, prêt et résolu. Ne faut-il pas que la France soit défendue? »
Ainsi bons cœurs. mais bons patriotes par-dessus tout, stoïques en somme, ils s’endormaient chaque soir de la guerre au-dessus des millions de leur boutique, fortune française.
Dans les bordels qu’il fréquentait de temps en temps, M. Puta se montrait exigeant et désireux de n’être point pris pour un prodigue. « Je ne suis pas un Anglais moi, mignonne, prévenait-il dès l’abord. Je connais le travail! Je suis un petit soldat français pas pressé! » Telle était sa déclaration préambulaire. Les femmes l’estimaient beaucoup pour cette façon sage de prendre son plaisir. Jouisseur mais pas dupe, un homme. Il profitait de ce qu’il connaissait son monde pour effectuer quelques transactions de bijoux avec la sous-maîtresse, qui elle ne croyait pas aux placements en Bourse. M. Puta progressait de façon surprenante au point de vue militaire, de réformes temporaires en sursis définitifs. Bientôt il fut tout à fait libéré après on ne sait combien de visites médicales opportunes. Il comptait pour l’une des plus hautes joies de son existence la contemplation et si possible la palpation de beaux mollets. C’était au moins un plaisir par lequel il dépassait sa femme, elle uniquement vouée au commerce. À qualités égales, on trouve toujours, semble-t-il, un peu plus d’inquiétude chez l’homme que chez la femme, si borné, si croupissant qu’il puisse être. C’était un petit début d’artiste en somme ce Puta. Beaucoup d’hommes, en fait d’art, s’en tiennent toujours comme lui à la manie des beaux mollets. Mme Puta était bien heureuse de ne pas avoir d’enfants. Elle