Tu Sens Battre Mon Coeur ?. Andrea Calo'
Читать онлайн книгу.où j’avais reçu la peluche en cadeau. À dater de ce moment, quelque chose avait changé, la fable de la famille heureuse avait fait place au cauchemar d’une existence sans futur. Mes souvenirs, vagues et flous, ne me permirent jamais de visualiser ce moment, l’accident de parcours qui a changé pour toujours le cours des choses et de nos vies. “Il en passera du temps avant que je ne devienne de l’engrais pour les plantes ! ” criait souvent mon père dans ses instants de colère. Ce temps était passé pour lui comme il passerait pour tous. Le moment était venu pour lui de se transformer en ce qu’il avait toujours refusé. J’ai pris l’urne et brisé le scellé. Je l’ai ouverte et en ai versé le contenu dans une bassine avec de l’eau. Je l’ai mélangé avec une cuillère, dégoûtée. Je suis sortie dans le jardin et ai versé cette bouillie boueuse sur les racines des plantes, curieuse de voir ce qu’il se passerait. Mais je suis restée déçue parce rien ne s’est passé.
J’ai dormi à la maison cette nuit-là, puis une seconde et une troisième. Sans pouvoir fermer l’œil. Je ne pouvais plus y rester, elle ne m’appartenait plus. Je l’ai mise en vente et n’ai pas dû attendre longtemps pour m’en débarrasser. Elle a été achetée en quelques semaines par une famille de trois personnes, le père, la mère et une fillette. Sans rien dire, je leur ai souhaité une vie meilleure de celle que j’y avais eue. Quand je les ai salués, j’ai confié mon ours à la petite fille.
« Tiens petite, c’est pour toi.
— Oh, comme il est beau ! Maman, papa, regardez ce que la madame m’a offert ! a crié la petite en se tournant vers ses parents qui, heureux, ont souri pour me remercier.
— Je te souhaite de ne jamais en avoir besoin, ma chérie, mais souviens-toi que s’il t’arrive quelque chose de mauvais, il te protègera toujours, il prendra soin de toi !
— D’accord ! »
Je lui ai fait une caresse, les ai salués et suis partie.
3.
Le jour où j’ai fermé la porte derrière moi, je n’étais pas prête. J’étais une dilettante dans la vie, un tas animé de chair et d’os en fuite, à la recherche de quelque chose qui n’était pas clair. Je manquais de dignité. En avançant à bonne allure, je me suis obligée à ne pas me retourner, sous aucun motif, pensant que tout se terminerait et, qu’à partir de ce moment, ma vie changerait et une nouvelle Melanie naîtrait. Dix pas, cent pas, puis deux cents. Je me suis retournée, comme trahie par derrière par une main invisible. J’ai regardé la maison. La lanterne sur la façade oscillait dans le vent, son mouvement m’hypnotisait. J’ai repris mes esprits et j’ai pleuré. J’ai rendu les armes, ai fait demi-tour et suis enfin partie. Les pleurs avaient effacé la peur, peut-être que ce que l’on disait était faux. Ou peut-être pas.
Mon wagon de seconde classe était presque vide. Il n’y avait qu’une jeune femme et un homme âgé pour me tenir compagnie. Impassible, l’homme lisait son “Daily Telegraph” et le regard de la fille allait de la fenêtre à mon visage, essayant de comprendre quelle image la surprenait le plus, quel était le meilleur panorama, le plus amusant, à observer pour tromper le temps. Elle mastiquait énergiquement un chewing-gum, son visage émergeant du col relevé de sa chemise blanche à carreaux rouges. Elle portait une paire de jeans assez étroits pour l’époque. Je les ai trouvés plutôt inconfortables à première vue, une des rares fois où je l’ai regardée. Mais ils lui allaient bien, mettant en valeur son corps presque parfait. Je quittais une vie que je ne reconnaissais plus, mile après mile, j’essayais d’oublier l’endroit dont je venais. Et j’y arrivais sans peine, ou je le croyais du moins. Je ne voulais pas qu’une inconnue me fasse retomber dans mon passé en me posant la stupide question “D’où viens-tu ? ”, dont la réponse n’intéresserait de toute façon personne. Je ne l’ai plus regardée. J’ai fermé les yeux et me suis replongée dans le brouillard dense de mes pensées, perdue dans une succession d’images qui dessinaient des expressions involontaires sur mon visage. Elle en a été très intriguée et a décidé de le choisir comme spectacle à regarder, parce que tout compte fait, ce qui se déroulait dehors n’était qu’un paysage statique qu’elle avait déjà souvent vu dans sa vie. Elle me l’a confié quelques mois après notre première rencontre dans ce wagon, quand nous étions devenues bonnes amies. Le contrôleur est entré pour nous demander nos billets et j’ai dû ouvrir les yeux. Je l’ai regardée, elle aussi. Nous avons commencé à discuter mais différemment, sans se saluer, sans une question hors de propos, rien de ce genre. Elle partait de principes, comme si elle me connaissait depuis toujours. Elle mastiquait son chewing-gum en parlant, comme si de rien n’était. Je n’avais jamais pu faire deux choses en même temps sans risquer de commettre une erreur, mais pour elle tout semblait normal.
« Tu es une fille bizarre.
— Qu’est-ce qui te fait penser que je suis bizarre ? »
Elle s’est arrêtée un instant pour réfléchir, puis a reprisa :
« Tu restes là, toute seule et silencieuse à penser à on ne sait quoi. Au bout du compte, nous sommes dans un train.
— Et donc ? Du simple fait qu’on est dans un train, vous et moi devrions nous mettre à discuter ? »
Elle a semblé accuser le coup et laisser tomber un moment, sans cesser de me regarder. Elle n’abandonnait pas, elle m’étudiait, cherchait où porter sa prochaine attaque. J’ai détaché mon regard d’elle et fait semblant d’observer l’extérieur par la fenêtre, sans fixer de point précis. N’importe quoi, choisi au hasard aurait été parfait, pourvu que ce ne soit pas ses yeux.
« Qu’est-ce que tu vois ?
— Pardon ?
— Je t’ai demandé ce que tu vois dehors.
— Je regarde la campagne.
— Tu regardes la campagne, bien. Mais qu’est-ce que tu vois ?
— Si je regarde la campagne, je vois la campagne !
— Logique.
— C’est une question stupide, vous ne croyez pas ?
— Ah, je ne sais pas. La plupart du temps, ce que l’on voit n’est pas du tout ce que l’on regarde. Pour moi c’est comme ça en tous cas. »
Cette fois, elle avait gagné, elle m’avait assené un coup qui m’avait fait terriblement mal. Je l’ai regardée, vaincue et sans aucune envie de répliquer. Peut-être que ma fuite était inutile. Je compris que, même en m’échappant à toutes jambes de mon passé, je retomberais dans un présent et un futur faits à son image et à sa ressemblance. J’ai baissé les yeux et croisé les mains sur mes jambes, ajoutant une touche de résignation à ma défaite, attendant que mon adversaire me porte le coup de grâce, pour me tuer. Comme un gladiateur dans l’arène le ferait après avoir obtenu de son empereur le droit d’en finir, et étancherait sa soif de sang. Mais cette fois, l’empereur me gracia, le pouce levé vers le haut. La foule ne criait pas parce qu’elle n’avait pas vu le sang jaillir de mes membres lacérés par le métal froid de l’épée, décidée à arrêter mon cœur et à m’effacer définitivement du monde des vivants. Le gladiateur, mon adversaire, m’avait tendu la main pour m’aider à me relever. Et moi, victime chanceuse d’un cruel spectacle pour adultes, je l’ai prise et me suis laissé soulever, respirant et admirant de nouveau la beauté de la lumière du soleil dans un ciel bleu sans nuages. Il ne pleuvrait pas ce jour-là, tant mieux.
« Je m’appelle Cindy.
— Melanie.
— Melanie, joli prénom. Je peux t’appeler Mel ?
— Vous pouvez. Appelez-moi comme vous voulez.
— Tu es sûre que ça ne t’embête pas ?
— Non, je vous le dirais.
— J’ai vingt-cinq ans Mel ! »
Je ne répondis pas. Je ne voulais pas me rappeler