Deux. Impair. Federico Montuschi
Читать онлайн книгу.les doigts sur l'accoudoir de sa Citroën Picasso bleue.
La pluie insistait sur le pare-brise et sur la vitre arrière avec un martellement monotone, mais cela ne semblait pas déranger le passager.
Le chauffeur s’était senti obligé de rompre ce silence qui le mettait étrangement mal à l’aise :
« Je ne veux pas vous presser, mais je dois de vous dire que le compteur tourne.
— Je vous remercie. Vous pouvez démarrer.
— Et où allons-nous ? Comme je vous l’ai dit, il n’y a pas de communauté italienne à San José, je suis désolé.
— Démarrez, s’il vous plaît. Nous ferons un tour dans la zone environnant la ville. Je vous dirai quand vous arrêter, ne vous inquiétez pas. »
Le jeune homme semblait gentil.
Le chauffeur n’avait pas l’habitude d’avoir des passagers qui utilisaient fréquemment des formules telles que « je vous remercie », « s’il vous plait » ou « ne vous inquiétez pas ».
Il avait enclenché la première et était parti, accélérant doucement, cherchant à détacher le moins possible son regard du miroir du rétroviseur.
D’un côté, cet homme l'intriguait, mais d’un autre, il l’effrayait, ou quelque chose de similaire.
Il avait un regard furtif et anormalement rapide et il ne cessait de caresser imperceptiblement sa valise, qu’il n’avait pas voulu mettre dans le coffre, presque en transe.
« Vous avez fait un long voyage ? » avait demandé le taxi, plus par politesse que par réel intérêt.
C’était la demande la plus banale que l’on pouvait faire à un passager débarquant d’un vol international.
« Oui. C’est la première fois que je prends l’avion. À dire vrai, c’est aussi la première fois que je sors de l’Europe.
— Vous êtes italien ?
— Oui... », avait répondu le jeune homme distrait, pour ensuite se corriger immédiatement « ...en fait non. Je suis slave, mais j’ai toujours vécu en Italie. Je ne parle pas la langue, le slave, j’ai vécu en Yougoslavie jusqu’à l’âge de quatre ans, puis la guerre civile a éclaté et mes parents se sont enfuis en Italie. J’ai appris l’italien et j’ai oublié le slave.
— Il y a eu une guerre civile en Yougoslavie ? »
Le taxi s’était senti gêné par son ignorance à peine avait-il terminé de formuler sa question, mais il était trop tard et la réponse du jeune homme ne s’était pas fait attendre.
« Bien sûr, qu'il y a eu une guerre, il y en a même eu plusieurs...et quelles guerres ! La fédération a été littéralement anéantie, dans les années quatre-vingt-dix. D’abord la Slovénie, puis la Serbie, la Croatie, le Monténégro...et toutes les autres régions suivirent de près l’une après l’autre, des guerres terribles ! Et la communauté internationale était là à regarder le spectacle. Mieux vaut ne pas en parler, vraiment. »
Le chauffeur, regrettant d’avoir posé cette question si gênante dans une conversation avec un inconnu, avait décidé de laisser passer quelques instants de silence, lourd de pensées pour chacun d’eux.
Ce fut le jeune homme qui reprit la conversation.
« Chez vous en revanche c’est plus tranquille, non ?
— Eh bien nous, nous sommes les Suisses de l’Amérique centrale, vous ne le saviez pas ?
— Franchement, non.
— Nous, depuis la guerre civile de 1948, nous avons supprimé l’armée. À quoi sert une armée dans un pays comme le nôtre ? Le gouvernement a utilisé les ressources militaires pour l’éducation et la culture. Nous en sommes très fiers. Nos enfants étudient, au lieu de combattre. Pura vida , monsieur, pura vida ».
Les yeux du chauffeur de taxi s’étaient illuminés.
Il était extrêmement fier de sa nationalité et il ne perdait pas une occasion, pendant un trajet entre l’aéroport et la ville, de chanter à ses passagers les louanges du Costa Rica, terre unique, constellée de richesses naturelles et d’un patrimoine culturel, ainsi que d'un peuple, hors du commun.
« Et savez-vous, monsieur, que le Costa Rica a l’indice moyen de bonheur le plus élevé du monde ? », avait-il poursuivi, enthousiaste.
Le jeune homme avait répondu sans trop d’emphase.
« Et c’est quoi cet indice moyen de bonheur ?
— C’est simple. », avait repris le chauffeur, « Il s’agit de statistiques élaborées au niveau mondial dans cent-quarante-neuf pays, basées sur un questionnaire qui comprend une seule question : sur une échelle de zéro à dix, à quel point êtes-vous globalement satisfait de votre vie ?
— Intéressant ; et quels sont les résultats ?
— Eh bien, le Costa Rica arrive en tête du classement. Indice moyen de bonheur supérieur à neuf points. Pura vida , hein ?
— C’est ça... », avait brièvement conclu le passager, en contraste avec l’enthousiasme du chauffeur, tout en continuant à caresser sa valise.
Il n’avait pas poursuivi la discussion, distrait par l’arrivée d’un orage et d’un éclair qui avait subitement fendu le ciel obscur.
Le chauffeur aurait aimé continuer à citer les merveilles de sa terre bien aimée, dont il ne s’était jamais éloigné en trente ans de vie, mais, malgré ses efforts, il n’avait trouvé aucune occasion intéressante pour combler le silence qui s’était installé, perturbé uniquement par le tapotement des grosses gouttes de pluie sur les vitres du véhicule.
La voiture s’était arrêtée à un feu.
Le chauffeur s’était tourné un instant vers le jeune homme, il l’avait observé à la dérobée et son sourire indéchiffrable avait provoqué en lui un malaise dont il se serait bien passé.
Il était reparti en appuyant à fond sur l’accélérateur, comme s'il voulait fuir la situation qui s’était créée et, en suivant une route presque déserte immergée dans l’obscurité, il avait atteint en peu de temps les campagnes environnant l’aéroport.
Le jeune homme n’avait cessé de regarder autour de lui et il semblait apprécier ce vagabondage sans but.
« Où sommes-nous ? », avait-il demandé après quelques minutes de silence.
« Nous sommes près de Burgos, monsieur. »
Le passager avait scruté l’horizon par la fenêtre du taxi, apercevant au loin un petit village accroché aux basses montagnes du Costa Rica central.
L’obscurité feutrait les quelques bruits provenant de l’extérieur.
L’orage avait laissé place à un magnifique ciel étoilé et à une forte odeur de soufre, qui avait rappelé au jeune homme son enfance à la montagne.
La mémoire olfactive est profondément ancrée dans les sens de l’homme.
« Burgos, vous avez dit ? Parfait. Laissez-moi ici s’il vous plait. Ça me plaît. »
Le taxi avait atteint en un rien de temps le centre du village, dans lequel l’auberge Hermosa rivalisait depuis des années par sa beauté architecturale avec l’église de San Isidro sur la place Allende .
Il s’était garé près de l’entrée et, sans éteindre le moteur, il était sorti pour ouvrir la porte au jeune homme.
« Ça fera trente-cinq mille colons, monsieur. », avait-il dit sans le regarder dans les yeux, presque honteux de demander une somme aussi indécente.
Le