Le chevalier d'Harmental. Alexandre Dumas
Читать онлайн книгу.la besogne bien faite, dit l'abbé Brigaud, lorsque le chevalier eut achevé ce rapport.
—Ma foi! oui, mon cher abbé, répondit d'Harmental; mais si le régent ne nous donne pas dans l'avenir de meilleures occasions d'exécuter notre entreprise, il ne me sera pas facile de le conduire en Espagne.
—Patience! patience! dit Brigaud; il y a temps pour tout. Le régent nous offrirait une occasion aujourd'hui que vous ne seriez probablement pas en mesure d'en profiter.
—Non. Vous avez raison.
—Alors, vous voyez que ce que Dieu fait est bien fait: Dieu nous laisse la journée d'aujourd'hui, profitons-en pour déménager.
Le déménagement n'était ni long ni difficile. D'Harmental prit son trésor, quelques livres, le paquet qui contenait sa garde-robe, monta en voiture, se fit conduire chez l'abbé, renvoya sa voiture en disant qu'il allait le soir à la campagne, et serait absent dix ou douze jours, et qu'on n'eût pas à s'inquiéter de lui; puis, ayant changé ses habits élégants contre ceux qui convenaient au rôle qu'il allait jouer, il alla, conduit par l'abbé Brigaud, prendre possession de son nouveau logement.
C'était une chambre, ou plutôt une mansarde, avec un cabinet, située au quatrième, rue du Temps-Perdu, n° 5, laquelle est aujourd'hui la rue Saint-Joseph. La propriétaire de la maison était une connaissance de l'abbé Brigaud; aussi, grâce à sa recommandation, avait-on fait pour le jeune provincial quelques frais extraordinaires. Il y trouva des rideaux d'une blancheur parfaite, du linge d'une finesse extrême, une apparence de bibliothèque toute garnie, de sorte qu'il vit du premier coup d'œil que, s'il n'était pas aussi bien que dans son appartement de la rue Richelieu, il serait au moins d'une façon tolérable.
Madame Denis, c'était le nom de l'amie de l'abbé Brigaud, attendait son futur locataire pour lui faire elle-même les honneurs de sa chambre; elle lui en vanta tous les agréments, lui assura que, n'était la dureté des temps, il ne l'aurait pas eue pour le double; lui certifia que sa maison était une des mieux famées du quartier, lui promit que le bruit ne le dérangerait pas de son travail, attendu que la rue étant trop étroite pour que deux voitures y passassent de front, il était très rare que les cochers s'y hasardassent; toutes choses auxquelles le chevalier répondit d'une façon si modeste, qu'en redescendant au premier étage, qu'elle habitait, madame Denis recommanda au concierge et à sa femme les plus grands égards pour son nouveau commensal.
Ce jeune homme, quoiqu'il pût certainement lutter de bonne mine avec les plus fiers seigneurs de la cour lui paraissait bien loin d'avoir, surtout à l'égard des femmes, les manières lestes et hardies que les muguets de l'époque croyaient qu'il était de bon ton d'affecter. Il est vrai que l'abbé Brigaud, au nom de la famille de son pupille, avait payé un trimestre d'avance.
Un instant après, l'abbé descendit à son tour chez madame Denis, qu'il acheva d'édifier sur le compte de son jeune protégé, qui, dit-il, ne recevrait absolument personne autre que lui et un vieil ami de son père. Ce dernier, malgré des façons un peu brusques qu'il avait prises dans les camps, était un seigneur très recommandable. D'Harmental avait cru devoir user de cette précaution pour que l'apparition du capitaine n'effarouchât point trop la bonne madame Denis dans le cas où, par hasard, elle viendrait à le rencontrer.
Resté seul, le chevalier, qui avait déjà fait l'inventaire de sa chambre, résolut, pour se distraire, de faire celui du voisinage; il ouvrit sa croisée et commença l'inspection de tous les objets que la vue pouvait embrasser.
Il put se convaincre tout d'abord de la vérité de l'observation que madame Denis avait faite relativement à la rue. À peine avait-elle dix ou douze pieds de large, et, du point élevé d'où les regards du chevalier plongeaient, elle lui paraissait plus étroite encore; ce peu de largeur, qui pour tout autre locataire eût sans doute été un défaut, lui parut au contraire une qualité, car il calcula aussitôt que dans le cas où il serait poursuivi, à l'aide d'une planche posée sur sa fenêtre et sur la fenêtre percée vis-à-vis, il pouvait passer de l'autre côté de la rue. Il était donc important d'établir, à tout événement, avec les locataires de la maison en face des relations de bon voisinage.
Malheureusement chez le voisin ou chez la voisine on paraissait peu disposé à la sociabilité; non seulement la fenêtre était hermétiquement fermée, comme le comportait l'époque de l'année dans laquelle on se trouvait, mais encore les rideaux de mousseline qui pendaient derrière les vitres étaient si exactement tirés qu'ils ne présentaient pas la plus petite ouverture par laquelle le regard pût pénétrer. Une seconde fenêtre, qui paraissait appartenir à la même chambre, était close avec une égale précision.
Plus favorisée que celle de madame Denis, la maison en face de la sienne avait un cinquième étage, ou plutôt une terrasse. Une dernière chambre mansardée, et qui était située juste au-dessus de la fenêtre si exactement fermée, donnait sur cette terrasse. C'était, selon toutes probabilités, la résidence d'un agronome distingué car il était parvenu, à force de patience, de temps et de travail à transformer cette terrasse en un jardin qui contenait, dans douze ou quinze pieds carrés, un jet d'eau, une grotte et un berceau. Il est vrai que le jet d'eau n'allait qu'à l'aide d'un réservoir supérieur, alimenté l'hiver par l'eau du ciel, et l'été par celle que le propriétaire y versait lui-même; il est vrai également que la grotte, toute garnie de coquillages et surmontée d'une petite forteresse en bois, paraissait destinée dans quelque cas que ce fût, à abriter, non pas un être humain, mais purement et simplement un individu de la race canine; il est vrai enfin que le berceau, entièrement dépouillé, par l'âpreté de l'hiver, du feuillage qui en faisait le charme principal, ressemblait pour le moment à une immense cage à poulets.
D'Harmental admira l'active industrie du bourgeois de Paris, qui parvient à se créer une campagne sur le bord de sa fenêtre, sur le coin d'un toit, et jusque dans le sillon de sa gouttière. Il murmura le fameux vers de Virgile. Ô fortunatos nimium! et puis la brise étant assez froide, comme il n'apercevait qu'une suite assez monotone de toits, de cheminées et de girouettes, il referma sa croisée, mit bas son habit, s'enveloppa d'une robe qui avait le défaut d'être un peu trop confortable pour la situation présente de son maître, s'assit dans un assez bon fauteuil, allongea ses pieds sur ses chenets, étendit la main vers un volume de l'abbé de Chaulieu, et se mit, pour se distraire, à lire les vers adressés à mademoiselle Delaunay, dont lui avait parlé le marquis de Pompadour, et qui acquéraient pour lui un nouvel intérêt depuis qu'il en connaissait l'histoire.
Le résultat de cette lecture fut que le chevalier, tout en souriant de l'amour octogénaire du bon abbé, s'aperçut que, plus malheureux que lui peut-être, il avait le cœur parfaitement vide. Sa jeunesse, son courage, son élégance, son esprit fier et aventureux, lui avaient valu force belles fortunes; mais dans tout cela il n'avait jamais rendu que ce qu'on lui offrait, c'est-à-dire des liaisons éphémères. Un instant il avait cru aimer madame d'Averne, et être aimé d'elle; mais de la part de la belle inconstante, cette grande passion n'avait pas tenu contre une corbeille de fleurs et de pierreries, et contre la vanité de plaire au régent. Avant que cette infidélité ne fût faite, le chevalier avait cru qu'il serait au désespoir de cette infidélité: elle avait eu lieu, il en avait la preuve; il s'était battu, parce qu'à cette époque on se battait à propos de tout, ce qui tenait probablement à ce que le duel fût sévèrement défendu; puis enfin il s'était aperçu du peu de place que tenait dans son cœur le grand amour auquel cependant il avait cru livrer son cœur tout entier. Il est vrai que les événements advenus depuis trois ou quatre jours avaient nécessairement entraîné son esprit vers d'autres pensées, mais le chevalier ne se dissimulait pas qu'il n'en eût point été ainsi s'il avait été réellement amoureux. Un grand désespoir ne lui eût guère permis d'aller chercher une distraction au bal masqué, et s'il n'était point allé au bal masqué, aucun des événements qui s'étaient succédé d'une manière si rapide et si inattendue n'aurait eu son développement, n'ayant pas eu son point de départ. Le résultat de tout cela fut que le chevalier resta convaincu qu'il était parfaitement incapable d'une grande passion, et qu'il était seulement destiné à se rendre coupable envers les femmes d'une foule de ces charmantes scélératesses qui mettaient