Le dernier vivant. Paul Feval
Читать онлайн книгу.que tout cela me gênait et m'opprimait.
À force de regarder le sommeil de Lucien, j'avais fermé les yeux moi-même, rêvant confusément au mélancolique début de notre revoir.
J'étais ainsi, n'ayant plus qu'une conscience très vague des choses extérieures, lorsque je crus entendre un faible craquement dans la chambre même, à quelques pas de moi.
Je rouvris les yeux à demi. Une porte que je n'avais pas aperçue—ce n'était pas celle par où le Dr Chapart et moi nous étions entrés—roula lentement sur ses gonds.
Je regardai mieux, pensant que c'était l'œuvre du vent, car l'orage commençait à agiter les feuilles; mais je vis paraître au seuil une jeune femme d'une remarquable beauté, élégamment vêtue de noir et appartenant, selon les apparences, à ce qu'on appelle la classe distinguée.
Elle ne me vit point, d'abord, parce que son regard inquiet cherchait Lucien.
Inquiet ne dit certes pas tout ce qu'il y avait dans ce regard, et pourtant j'hésite à écrire le mot tendre.
Ce regard était aussi une charade, mais je puis affirmer qu'il partait des plus beaux yeux noirs que j'eusse vus de ma vie.
Quand la dame m'aperçut, elle recula avec un visible effroi.
Croyant la servir, je fis un mouvement pour éveiller Lucien, mais elle joignit aussitôt les mains d'un air suppliant.
Je me levai et j'allai vers elle.
—Laissez-le reposer, balbutia-t-elle, je ne lui veux rien, sinon le voir.
Ses paupières battaient comme pour contenir des larmes.
Elle dit encore:
—C'est l'heure où il sommeille. J'entre un instant, il ne me voit pas. S'il savait que je suis si près de lui....
Elle s'arrêta. L'accent de ses paroles était douloureusement résigné.
Elle ajouta pourtant avec encore plus de tristesse:
—Il n'aurait pas de plaisir à me voir. Sa maladie est de haïr ceux qu'il devrait aimer....
Lucien s'agita. Elle mit un doigt sur ses lèvres et disparut derrière la porte doucement refermée.
Lucien ne s'éveilla pas; mais il continuait de s'agiter.
Je restai, moi, sous le charme de cette vision, car l'inconnue était d'une beauté rare.
Je m'étais donc trompé: Lucien n'était pas abandonné.
Pourquoi n'éprouvais-je aucun plaisir à me dire cela?
Et qui était cette splendide créature? Une de ses sœurs? Non. Jeanne Péry? Oh! certes, on ne pouvait appeler celle-là «ma petite Jeanne.»
Lucien semblait se débattre contre un cauchemar.
Ses mains repoussaient un ennemi invisible, et de la voix étranglée des gens qui rêvent, il criait:
—Olympe! Olympe!
Réveil—Mon roman
Je touchai Lucien, il ouvrit aussitôt les yeux et passa la main sur son front baigné de sueur.
J'hésitai ne sachant s'il fallait parler le premier.
Quand son regard tomba sur moi, il eût l'air profondément surpris.
—Geoffroy! prononça-t-il à voix basse, Geoffroy de Rœux! à Paris!
Sa physionomie, en ce moment, avait subi une transformation tout à fait extraordinaire. Il ne lui restait rien de cette joliesse enfantine et presque féminine, qui m'avait étonné naguère et surtout chagriné.
C'était un homme, à cette heure. Il avait l'air très souffrant, mais froid et ferme.
Il me tendit la main.
—Je n'espérais plus vous voir, Geoffroy, me dit-il. Je vous ai longtemps attendu.
Manifestement, il ne se souvenait pas de m'avoir vu tout à l'heure.
Ceci rentre dans l'ordre des faits admis scientifiquement.
Les médecins aliénistes professent, en effet, que les malades du cerveau ont deux mémoires. Aux heures lucides, ils ne se souviennent jamais de ce qui a eu lieu pendant la crise. Pendant la crise ils oublient profondément ce qui s'est passé dans les heures lucides.
Lucien continua en touchant ma main sans la serrer.
—Je ne devrais pas vous avouer cela: je vous attendais plut tôt. J'ai craint plus d'une fois, depuis ma lettre écrite, d'avoir trop compté sur une amitié de jeunesse qui, de votre part, Geoffroy, n'était sans doute qu'une simple camaraderie.
Au lieu de répondre, je lâchai sa main pour ouvrir mes deux bras, et je le pressai de bon cœur contre ma poitrine. Il parut content de cela, mais, comment dirai-je? content froidement. Et il mit une certaine réserve à me rendre mon étreinte.
—À la bonne heure! fit-il de ce ton bas qu'il gardait depuis son réveil, à la bonne heure, Geoffroy, mon cher Geoffroy. Après tout, nous étions à peu près des amis. Tout à fait, même, moins. Et je ne sais rien que je n'eusse fait pour vous au temps où j'avais encore du sang chaud dans les veines.
—Parbleu! Lucien m'écriai-je, on ne peut faire beaucoup plus que de se jeter à l'eau tête première quand on ne sait pas nager, et tu t'es rendu coupable, pour moi, de cette folie!
Il sourit. Ce fut comme si notre lointaine jeunesse s'éclairait. Je reconnus mon Lucien d'autrefois. Il ne protesta pas contre ce nom de Lucien qu'il avait si violemment répudié naguère.
Je ne suis pas un docteur, mais deux circonstances de ma vie, l'une et l'autre bien funestes, m'ont donné quelque expérience des affections mentales. Je fus moins étonné que ne l'eussent été les purs profanes à la vue du changement vraiment extraordinaire que deux heures de fiévreux sommeil avaient produit chez mon malheureux ami.
—Tu es encore tout jeune, me dit-il en parcourant ma personne d'un bon regard affectueux, car je vais te tutoyer, moi aussi, puisque tu as commencé. Moi, j'ai bien vieilli, n'est-ce pas!
—Toi, tu es un malade, répondis-je, et je compte bien te guérir.
Il sourit encore, mais moins franchement.
—Alors, Geoffroy, reprit-il comme s'il se fût repenti d'avoir engagé l'entretien dans cette voie, tu n'as pas oublié cette redoutable occurrence où je bravai les flots irrités du lac d'Enghien pour te tirer de l'eau? Il y avait bien quatre pieds de fond, au bas mot, et nous gagnâmes deux gros rhumes.... Je ne comprends pas pourquoi on ne m'a pas éveillé quand tu es entré. As-tu déjà vu le docteur? ou sa femme? ou leur fille? Réponds franc: lequel des trois s'est chargé de te dire que je suis fou?
Cette dernière question lâchée à brûle pourpoint, ne laissa pas de m'embarrasser beaucoup. Lucien vint lui-même à mon secours gaiement et avec une présence d'esprit pleine de finesse.
—Je vois qu'on ne t'a rien dit, reprit-il, je vais donc te renseigner moi-même. Ce sont d'assez braves gens, ici. Le docteur aime l'argent, sa femme adore l'argent, sa fille idolâtre l'argent: c'est une famille très unie. On me soigne juste pour mon argent et je n'en demande pas davantage. Je passe pour fou. C'est peut-être vrai.