Le dernier vivant. Paul Feval

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Le dernier vivant - Paul  Feval


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le mot fou, mais j'avais eu la bouche fermée par son geste net et péremptoire. Il voulait la parole, il la garda. Et ce fut pour me demander, les yeux dans les miens, avec une certaine brusquerie:

      —Avais-tu entendu parler de ma femme, autrement que par moi, avant d'écrire ton roman?

      Il ne faudrait pas que le lecteur prît cette question pour un nouveau symptôme d'aliénation mentale.

      C'est ici le cas d'avouer que, tout en me livrant avec assiduité aux rudes travaux qui sillonnent avant l'âge le front des jeunes attachés d'ambassade, j'avais trouvé le temps d'écrire et de publier, sous un pseudonyme suffisamment transparent, un livre très étudié: tableau joliment réussi de nos mœurs modernes.

      J'ajoute avec candeur que certain public de choix, le seul auquel j'aie souci de plaire, n'avait pas trop mal accueilli ma tentative.

      Je ne me serais donc pas étonné outre mesure de me voir connu ici en qualité d'auteur, lors même que ma mémoire ne m'eût point rappelé à propos l'attention amicale que j'avais eue d'envoyer à Lucien Thibault un exemplaire de ma quatrième édition, avec portrait de l'auteur, photographié dans une pose agréable.

      —Bah! fis-je du bout des lèvres et sans me priver de feindre l'indifférence voulue, t'es tu donné le tort de parcourir cette fredaine de jeunesse?

      Il sourit pour la troisième fois, mais pour le coup, en vérité, en mélangeant la politesse avec la raillerie aussi correctement qu'eut put le faire un critique régulier du Figaro ou de Paris-Journal à pareille naïve question.

      —Mon suffrage n'ajoutera pas beaucoup à ta gloire, répondit-il, mais j'ai lu en effet ton roman depuis la première page jusqu'à la dernière, et tu sauras bientôt, si tu les ignores, les raisons personnelles que j'avais pour trouver ton récit puissamment, cruellement attachant. Réponds à ma question, je te prie: Avant que ton livre fût composé, d'autres que moi t'avaient-ils parlé de Mme Lucien Thibaut?

      —Non, jamais, répliquai-je.

      Et j'ajoutai après réflexion:

      —Je ne connais de ta femme que ce que tes lettres m'en ont dit.

      —Je me souviens de mes lettres, fit Lucien qui baissa les yeux. Mes lettres ne disaient rien du tout... rien qui eût trait aux événements, du moins.

      —Puisque tu me mets sur ce sujet, voulus-je dire, je me suis souvent plaint en moi-même du vide de tes lettres qui semblaient....

      —Elles ne semblaient pas, c'était vrai. Je te cachais quelque chose. Mais ce n'était pas ce dont il est question. À l'époque où je t'écrivais ainsi, j'ignorais tout moi-même... car tu n'aurais pas cru, plus que moi, n'est-ce pas, à des dénonciations anonymes?

      Il rapprocha son siège délibérément, en homme qui n'attend pas de réponse, et reprit en affermissant sa voix:

      —Je te crois, tu ne savais pas, tu ne pouvais pas savoir. Tu as mis au jour un récit de pure imagination. Si tu avais connu, ne fût-ce qu'une parcelle du mystère si terriblement curieux qui est entré dans ma vie, comme le ver pénètre la saine écorce d'un arbre condamné à mourir; si tu avais entrevu, ne fût-ce qu'un petit coin de ma misère inouïe, ton drame aurait pris tout aussitôt une réalité, une consistance, une passion.... Ne te fâche pas Geoffroy, ton livre est très bien tel qu'il est.

      —Par exemple! protestai-je, moi! me fâcher! allons donc!

      Il avait toujours ce diable de sourire des princes qui rendent compte dans les journaux.

      —Je dis très bien, répéta-t-il, comme je le pense. L'histoire a de l'originalité. Tu l'as faite avec quelques réminiscences d'Edgar Poe....

      —Je te jure... m'écriai-je.

      —As-tu lu, par hasard, interrompit-il à son tour, un livre anglais qui laisse peut-être quelque chose à désirer sous le rapport de l'ordonnance et de la clarté, mais qui offre une des charpentes dramatiques les plus étonnantes qu'on ait assemblées de nos jours? La Woman in White de Wilkie Collins?

      —La Femme en blanc?... répétai-je, non sans rougir un peu.

      —Je ne t'accuse pas de plagiat, Geoffroy, ton livre ressemble encore à bien d'autres livres, mais tel qu'il est, il me suffit. Il me prouve que tu es mon homme.

      Je relevai sur lui mon regard inquiet et plein de points d'interrogation, car je ne savais pas si j'allais recevoir encore quelques pierres dans mon pauvre jardin d'auteur.

      —Je dis, répéta-t-il gravement, que tu es mon homme, si toutefois tu veux être mon homme, bien entendu. Ce que tu as fait une fois avec ton imagination toute seule, tu peux le refaire, aidé de renseignements, de pièces....

      Tout en parlant, il avait reculé son fauteuil de façon à se mettre à portée d'un coffre qui était derrière lui, et dont il prit la clef dans un petit trou pratiqué sous un des pieds de sa table.

      —Je suis entouré d'espions, me dit-il, en forme d'explication, et tous ces gens-là voudraient bien me voler mon roman!

      La serrure du coffre fut ouverte sans bruit. Il en souleva le couvercle avec lenteur.

      Il faut pourtant bien dire ce que j'éprouvais. Je croyais son accès revenu. L'idée d'accepter une besogne littéraire frivole dans cette chambre qui était comme le tombeau d'un charmant esprit et d'un noble cœur m'inspirait une répugnance dont aucun mot ne saurait rendre l'amertume.

      —Mais, continua Lucien avec une fermeté solennelle, je veille. Ils ont beau faire. Je ne perds jamais de vue cette malle qui contient, il est vrai, toutes mes misères mais qui renferme aussi mon dernier espoir!

       Table des matières

       Table des matières

      Le coffre était plein de papiers en liasses. La main de Lucien s'y plongea avec une sorte de frémissement nerveux. Il poursuivit:

      —Laisse-moi te dire ceci qui a son importance: le roman de Wilkie Collins m'a beaucoup frappé, frappé jusqu'à l'angoisse. Il y a dans son récit des lacunes qui me donnaient la chair de poule, parce que je les remplissais avec ce qui m'appartient de douleurs et de terreurs. Il y a aussi des invraisemblances si naïves qu'on les croirait préméditées pour prêter à la fiction une couleur entière de vérité. Je connais ces invraisemblances. Elles abondent dans ma propre histoire qui est vraie.

      Il mit sur moi son regard fixe et demanda:

      —As-tu rencontré de ces gens nerveux qui ne peuvent entendre parler d'une maladie sans en ressentir aussitôt les symptômes? Moi, je suis comme cela, non pas pour ma santé, mais pour mes aventures, on plutôt pour mon aventure, car je n'en ai eu qu'une seule en toute ma vie. J'y rapporte ce que je lis, ce que j'entends, ce que je vois, j'y rapporte tout. Il y a des moments où il me semble que mon aventure m'a poursuivi jusqu'au fond de ce refuge, et que j'y suis entouré par de misérables subalternes à la solde du démon en chef qui a joué le principal rôle dans la comédie de mon malheur. Ce M. Wilkie Collins n'a jamais entendu parler de moi, c'est certain; il ignore le premier mot de ma triste biographie, et pourtant, j'ai nourri souvent et longtemps la fantaisie de l'aller trouver en Angleterre, de l'interroger pour savoir si, derrière le travail de son imagination, il y a un fait, un tout petit morceau de mon fait à moi.... Veux-tu voir Jeanne?

      Ces derniers mots me donnèrent un tressaillement.

      Je ne sais pourquoi ils ramenèrent


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