Le dernier vivant. Paul Feval
Читать онлайн книгу.qui? Est-ce que je savais!
Et sous quel prétexte me barrer la porte? Des prétextes! on en trouve ou en fait.
C'était absurde. Croyez-vous? J'ai vu tant de choses absurdes qui étaient des réalités.
Notre siècle lumineux qui affecte de mépriser le mélodrame est noir comme de l'encre, par places, et pavé de mélodrames.
D'ailleurs, j'étais en veine de sombres hypothèses. Sur ma poitrine il y avait un poids qui allait s'alourdissant.
Une fois, je me dis en tâtant mon dossier sous le drap de ma redingote: J'ai là de quoi éclaircir tous mes doutes.
Eh bien! non. Ceci va vous donner la mesure exacte de ma situation d'esprit: à l'avance, le dossier lui-même était tenu en suspicion par ma fantaisie, et je pensais: cet homme m'a vu emporter les papiers. Si les papiers contenaient quelque chose d'important, les aurait-il laissé passer?
En même temps le remords dont je parlais tout à l'heure s'aggravait jusqu'à me troubler cruellement, jusqu'à me faire honte.
Je me reprochais ma froideur à l'égard de Lucien. Notre entrevue entière passait devant mes yeux sans que j'y pusse découvrir un seul élan de grande affection, une seule promesse de dévouement complet exprimée avec une parcelle de la chaleur qui bouillait désormais en moi.
Il est bien vrai que j'avais dû écouter surtout; j'étais resté presque muet; la parole était à Lucien Thibaut, qui avait mené l'entretien en maître. Mais est-il besoin de parler beaucoup?
Il ne faut qu'un instant et qu'un mot pour montrer le fond d'un cœur: je n'avais pas montré le mien.
Mon malheureux camarade d'enfance pouvait croire que je ne lui avais rien apporté sinon le souvenir attiédi d'une vulgaire amitié.
Et, chose singulière, je ne pouvais pas rejeter cette crainte loin de moi comme chimérique en faisant appel à la réalité de mon affection, car cette affection, telle que je la ressentais à présent, était toute nouvelle.
Je ne l'éprouvais pas tout à l'heure, du moins à ce degré.
Elle venait de naître, cette grande affection; elle datait pour moi du moment où je m'étais recueilli en moi-même au sortir de cette maison qui se dressait sombre et morne derrière moi.
En mettant le pied dans la rue, je m'étais dit en toute sincérité: Je ferai pour Lucien comme s'il était mon frère.
Mais c'était la première fois que je me le disais.
Et Lucien était trop loin pour l'entendre.
Toutes ces pensées roulaient dans ma tête et y entretenaient une agitation qui allait jusqu'à la souffrance. Sans rien savoir, encore, je me souviens que j'étais prêt à tout; j'avais vaguement la notion d'un lourd devoir qui allait m'incomber, et je l'acceptais sans réserves.
Je pressentais mon courage comme si j'eusse entendu déjà les bruits prochains du combat.
Il faisait encore jour, mais l'orage qui menaçait depuis le matin amassait des nuées de plomb au-dessus de ma tête. Le ciel ne donnait qu'une lumière fauve et fausse qui bronzait le profil des maisons. La chaleur était étouffante. Le silence régnait dans la rue déserte où j'entendais mon pas sonner sur le pavé.
De loin et d'en bas le large murmure de la ville venait.
Quand je tournai l'angle de la Grande Rue de Paris, la scène changea.
Ce devait être une fête, je ne sais plus laquelle.
La solitude des rues transversales augmente, ces jours là, parce que tout ce qui fait foule s'ameute dans les grandes voies où sont les cabarets.
Tout en haut de Belleville, la joie des ivrognes titubait déjà sur les trottoirs. Les couples montaient et descendaient causant, clamant, chantant.
Un peu avant d'arriver au théâtre dont les lampions s'allumaient, je reconnus la grosse gouvernante normande de M. Louaisot de Méricourt qui riait à casser les vitres au bras d'un cent-gardes.
Elle faisait succès avec sa coiffe de dentelles et sa robe de soie, relevée par une immense crinoline. Tout le monde la regardait.
L'embonpoint est partout respecté. Les gamins criaient à son fier cavalier: «Oh hé! la livrée! Plus que ça de nourrice!»
Ils passaient, superbes tous deux, méprisant les blasphémateurs. La Cauchoise me parut plus fraîche encore qu'au bureau de la rue Vivienne. Les roses de sa joue tournaient énergiquement au ponceau.
Sans façon, elle me montra du doigt à son guerrier, et il me sembla entendre, parmi les paroles d'ailleurs bienveillantes qu'elle prononça à mon sujet le mot imbécile plusieurs fois répété.
Je crus devoir la saluer d'un demi-sourire qu'elle me rendit au centuple.
Quand je l'eus dépassée, elle me cria par-dessus son épaule:
—Ne dites pas au patron que vous m'avez rencontrée un huit-pouces, hé! là-bas! Il est jaloux comme un gros rat, quoi qu'il soit dans la haute, ce soir, en bambochade.
Bébelle—Pantalon crotté
Au moment où j'avais aperçu la Cauchoise, le souvenir de M. Louaisot de Méricourt traversait justement mon esprit.
Et ce n'était pas la première fois.
Pourquoi la pensée de cet homme me suivait-elle ainsi?
Je ne lui connaissais d'autre lien avec l'affaire Thibaut que le fait d'avoir pu me fournir l'adresse de ce dernier. C'était là précisément son métier, et j'étais entré chez lui comme dans la boutique où s'achètent les choses de cette sorte. M'aurait-il d'ailleurs fourni l'adresse pour quelques francs s'il avait eu un intérêt, même minime à séquestrer ou à cacher Lucien? Mais les pressentiments et les soupçons vont et viennent. Bien rarement saurait-on dire de quel nuage ils tombent. Je montai dans un coupé de louage, après avoir indiqué au cocher la rue du Helder et mon numéro.
Je voulais seulement déposer chez moi mon paquet de papiers avant de courir au restaurant voisin, car j'étais à demi mort de famine. Lucien avait déjeuné, mais moi je restais sur les quelques gouttes de thé, avalées à la hâte avant ma visite au bureau de M. Louaisot. Comme je rentrais, mon concierge me dit qu'il était venu un monsieur pour me voir.
Ceci était presque un événement. Personne ne savait mon retour à Paris, où je n'étais du reste qu'en passant. Je ne recevais aucune visite. Mon concierge ne connaissait pas le monsieur qui n'avait pas voulu laisser son nom, disant qu'il demeurait dans le quartier et qu'il repasserait. Je ne pus obtenir à son sujet que des renseignements très vagues, assez ressemblants à ces funestes portraits, supplice de la gendarmerie, que les employés municipaux dessinent à la plume au bas des passeports. Ces choses portent le nom menteur de signalement. Les signalements sont au nombre de quatre. Chacun d'eux s'adapte à un quart de l'humanité. Il y en a pourtant un cinquième pour les nègres, et c'est le seul qui soit reconnaissable.
Ils coûtent deux francs pour l'intérieur, dix francs pour l'étranger: savez-vous rien de plus lugubre que le comique administratif? Après avoir écouté la description de mon concierge, je n'en étais pas plus avancé. Aucune idée ne s'éveilla en moi par rapport au visiteur inconnu. Ce n'était personne et c'était tout le monde. Mais pendant