Pierre Nozière. Anatole France
Читать онлайн книгу.ton petit bourgeois, hein? demanda-t-il.
—Oh! repondit Mme Mathias, il est gentil enfant, quoiqu'il me fasse souvent endever.
—Hum! fit l'ecrivain public. Il est maigrichon et palot. Ca ne fera pas un fameux soldat."
Mme Mathias contemplait le vieil ecrivain public avec des yeux ardents de tendresse; elle lui dit d'une voix souple, que je ne lui connaissais pas:
"Eh! ben? comment vas-tu, Hippolyte?
—Oh! dit-il, la sante n'est pas mauvaise. Le coffre est bon. Mais les affaires ne vont pas. Trois ou quatre lettres a cinq sous piece, le matin. Et c'est tout …"
Puis il haussa les epaules, comme pour secouer les soucis, et, tirant de dessous la table une bouteille et des verres, il nous versa du vin blanc.
"A ta sante, la vieille!
—A ta sante, Hippolyte!"
Le vin etait piquant. En y trempant mes levres, je fis la grimace.
"C'est une petite demoiselle, dit le vieillard. A son age, j'etais deja porte sur le vin et les amours. Mais on ne fait plus des hommes comme moi. Le moule en est brise."
Puis, me posant lourdement la main sur l'epaule:
"Tu ne sais pas, mon ami, que j'ai servi le petit caporal et fait toute la campagne de France. J'etais a Craonne et a Fere-Champenoise. Et, le matin d'Athis, Napoleon m'a demande une prise de tabac.
"Je crois le voir encore, l'empereur. Il etait petit, gros, le visage jaune, avec des yeux pleins de mitraille et un air de tranquillite. Ah! s'ils ne l'avaient pas trahi!… Mais les blancs sont tous des fripons."
Il se versa a boire. Mme Mathias sortit de sa muette contemplation et, se levant:
"Il faut que je m'en aille, a cause du petit."
Puis, tirant de sa poche deux pieces de vingt sous, elle les glissa dans la main de l'ecrivain public qui les recut avec un air de superbe indifference.
Quand nous fumes dehors, je demandai qui etait ce monsieur. Mme Mathias me repondait avec un accent d'orgueil et d'amour:
"C'est Mathias, mon petit, c'est Mathias!
—Mais papa et maman disent qu'il est mort."
Elle secoua la tete joyeusement.
"Oh! il m'enterrera et il en enterrera bien d'autres apres moi, des vieux et des jeunes."
Puis elle devint soucieuse:
"Pierre, ne va pas dire que tu as vu Mathias."
V
LES CONTES DE MAMAN
—Je n'ai pas d'imagination, disait maman.
Elle disait n'en pas avoir, parce qu'elle croyait qu'il n'y avait d'imagination qu'a faire des romans, et elle ne savait pas qu'elle avait une espece d'imagination rare et charmante qui ne s'exprimait pas par des phrases. Maman etait une dame menagere tout occupee de soins domestiques. Elle avait une imagination qui animait et colorait son humble menage. Elle avait le don de faire vivre et parler la poele et la marmite, le couteau et la fourchette, le torchon et le fer a repasser; elle etait au dedans d'elle-meme un fabuliste ingenu. Elle me faisait des contes pour m'amuser, et comme elle se sentait incapable de rien imaginer, elle les faisait sur les images que j'avais.
Voici quelques-uns de ses recits. J'y ai garde autant que j'ai pu sa maniere, qui etait excellente.
L'ECOLE
Je proclame l'ecole de Mlle Genseigne la meilleur ecole de filles qu'il y ait au monde. Je declare mecreants et medisants ceux qui croiront et diront le contraire. Toutes les eleves de Mlle Genseigne sont sages et appliquees, et il n'y a rien de si plaisant a voir que leurs petites personnes immobiles. On dirait autant de petites bouteilles dans lesquelles Mlle Genseigne verse de la science.
Mlle Genseigne est assise toute droite dans sa haute chaise. Elle est grave et douce; ses bandeaux plats et sa pelerine noire inspirent le respect et la sympathie.
Mlle Genseigne, qui est tres savante, apprend le calcul a ses petites eleves. Elle dit a Rose Benoist:
"Rose Benoist, si de douze je retiens quatre, combien me reste-t-il?
—Quatre!" repond Rose Benoist.
Mlle Genseigne n'est pas satisfaite de cette reponse:
"Et vous, Emmeline Capel, si de douze je retiens quatre, combien me reste-t-il?
—Huit!" repond Emmeline Capel.
Et Rose Benoist tombe dans une reverie profonde. Elle entend qu'il reste huit a Mlle Genseigne, mais elle ne sait pas si ce sont huit chapeaux ou huit mouchoirs, ou bien encore huit pommes ou huit plumes. Il y a bien longtemps que ce doute la tourmente. Quand on lui dit que six fois six font trente-six, elle ne sait pas si ce sont trente-six chaises ou trente-six noix, et elle ne comprend rien a l'arithmetique.
Au contraire, elle est tres savante en histoire sainte. Mlle Genseigne n'a pas une autre eleve capable de decrire le Paradis terrestre et l'Arche de Noe comme fait Rose Benoist. Rose Benoist connait toutes les fleurs du Paradis et tous les animaux de l'Arche. Elle sait autant de fables que Mlle Genseigne elle-meme. Elle sait tous les discours du Corbeau et du Renard, de l'Ane et du petit Chien, du Coq et de la Poule. Elle n'est pas surprise quand on lui dit que les animaux parlaient autrefois. Elle serait plutot surprise si on lui disait qu'ils ne parlent plus. Elle est bien sure d'entendre le langage de son gros chien Tom et de son petit serin Cuip. Elle a raison: les animaux ont toujours parle et ils parlent encore; mais ils ne parlent qu'a leurs amis. Rose Benoist les aime et ils l'aiment. C'est pour cela qu'elle les comprend. Pour s'entendre, il n'est tel que de s'aimer.
Aujourd'hui, Rose Benoist a recite sa lecon sans faute. Elle a un bon point. Emmeline Capel a recu aussi un bon point pour avoir bien su sa lecon d'arithmetique.
Au sortir de la classe, elle a dit a sa maman qu'elle avait un bon point. Et elle a ajoute:
"Un bon point, a quoi ca sert, dis, maman?
—Un bon point ne sert a rien, a repondu la maman d'Emmeline. C'est justement pour cela qu'on doit etre fier de le recevoir. Tu sauras un jour, mon enfant, que les recompenses les plus estimees sont celles qui donnent de l'honneur sans profit."
MARIE
Les petites filles ont un desir naturel de cueillir des fleurs et des etoiles. Mais les etoiles ne se laissent point cueillir et elles enseignent aux petites filles qu'il y a en ce monde des desirs qui ne sont jamais contentes. Mlle Marie s'en est allee dans le parc avec sa nourrice; elle a rencontre une corbeille d'hortensias et elle a connu que les fleurs d'hortensia etaient belles; c'est pourquoi elle en a cueilli une. C'etait tres difficile. Elle a tire la plante a deux mains et elle a couru grand risque de tomber sur son derriere quand la tige s'est rompue. Aussi est-elle tres fiere de ce qu'elle a fait. Elle est tres contente aussi, car la fleur est admirable a voir: c'est une boule d'un rose tendre trempee de bleu et c'est une fleur composee de beaucoup de petites fleurs. Mais la nourrice l'a vue: elle s'elance. Elle saisit Mlle Marie par le bras; elle gronde, elle s'ecrie, elle est terrible. Mlle Marie regarde etonnee, de son regard encore flottant, et songe dans sa petite ame confuse. Vous ne sauriez imaginer combien c'est difficile, a sept ans, d'interroger sa conscience. Elle reste candide entre la faute commise et le chatiment prepare. La nourrice la met en penitence, non dans le cabinet noir, mais sous un grand marronnier, a l'ombre d'un vaste parasol chinois. La, Mlle Marie pensive, surprise, etonnee, est assise et songe. Sa fleur a la main, elle a l'air, sous l'ombrelle qui rayonne autour d'elle, d'une petite idole etrange.
La nourrice a dit: "Maintenant, mademoiselle, donnez-moi cette