Contes littéraires du bibliophile Jacob à ses petits-enfants. P. L. Jacob
Читать онлайн книгу.à coups de pioche. Rabelais s'arrêta pour le regarder faire, car il ne douta plus que ce fût un paysan malheureux qui labourait son champ.
—Bonhomme! lui cria-t-il, que fais-tu là, dans ce lieu désert, à l'heure où tout le monde dort?
L'homme se retourna vivement, à cet appel inattendu qui n'avait pourtant rien de comminatoire ni d'impérieux, et il laissa tomber sa pioche, en se jetant à genoux, car il n'eut pas la force de s'enfuir, et il resta tout tremblant, tout frémissant, la tête basse, sans oser regarder davantage la terrible apparition qu'il n'avait fait qu'entrevoir. C'est que Rabelais, sous les rayons de la lune qui le mettaient en pleine lumière, avait un aspect étrange et vraiment effroyable, pour qui ne l'eût pas reconnu: les vers luisants qu'il avait recueillis entre les bords de son chapeau lui faisaient une espèce de couronne de feu et illuminaient de reflets fantastiques la chauve-souris morte qu'il avait arborée comme un panache sur le haut de ce singulier chapeau; en outre, il avait coupé, dans les bois, une bottelée de plantes médicinales qu'il portait sur son épaule, et il tenait d'une autre main le produit de sa chasse aux insectes, soigneusement enfermé dans un mouchoir. Il avait l'air d'un véritable sorcier, mais il ne se rendait pas compte lui-même de l'incroyable figure que lui donnait ce bizarre équipage.
—Eh bien, bonhomme, reprit-il avec moins de douceur et plus d'autorité, ne veux-tu pas répondre à la question que je t'adresse? Qui es-tu? Que fais-tu? Réponds, et vite!
—Hélas! mon bon seigneur, répondit d'une voix étranglée le pauvre homme qui continuait à trembler et qui ne se relevait pas, je vous jure, par Moïse et par Aaron, que je ne fais pas de mal. J'ai trouvé cette pièce de terre inculte, qui semblait n'appartenir à personne, et j'y ai semé des navets qui ne sont pas très bien venus, tant la terre de ce champ est dure et ingrate. Voici que je suis en train de faire ma récolte, à grand'peine et à grand effort, mon doux seigneur, attendu que je suis bien malade!
—Quand on est malade, on garde le lit, repartit Rabelais avec un sentiment de défiance mêlé de commisération. A-t-on vu jamais un malade quitter sa couche, à la mi-nuit, pour s'en venir piocher la terre, au clair de la lune?
—Hélas! seigneur mon Dieu! s'écria douloureusement le laboureur nocturne: qu'est-ce qui nourrira ma pauvre femme et mes pauvres enfants, si je ne travaille pas pour eux jusqu'à la mort?
—Tu as femme et enfants, dit Rabelais avec une profonde pitié, et tu es pauvre? et tu es malade?
—Bien malade! bien pauvre! répliqua l'homme, qui n'avait pas même la force de se remettre sur pied. Oh! bien malade, mon vénérable seigneur! Aussi mieux vaudrait-il que je fusse déjà mort.
—Quand on est malade et bien malade, dit Rabelais, on envoie quérir le médecin et l'on se soigne, pour guérir, s'il plaît à Dieu. Or çà, mon brave homme, quel est donc le mal qui te tourmente?
—Je n'ose pas l'avouer, mon très vénéré seigneur! répondit en hésitant le misérable, qui recommençait à trembler de tous ses membres. Ah! je vous en conjure, ne le dites pas aux gens du pays! ils me chasseraient à coups de fourche…. Je suis maudit du Dieu d'Israël et maudit de tous les dieux, puisque j'ai la lèpre.
—La lèpre! répéta Rabelais, la lèpre! C'est une grande maladie et difficile à traiter. Nous y aviserons toutefois. Mon ami, ayez foi en Dieu, n'importe lequel, celui des juifs ou celui des chrétiens, et Dieu vous guérira.
—A Dieu plaise, mon cher seigneur! murmura l'homme, qui était parvenu à se relever et qui ne songeait plus qu'à s'évader.
—Écoute-moi et fais ce que je t'ordonne, dit Rabelais: tu vas quitter ton travail et partir d'ici, sans tourner la tête, ni regarder derrière toi, en laissant là ta pioche et le panier où tu devais mettre les navets; demain, au jour levé, tu reviendras ici et trouveras besogne faite. Mais va-t'en de ce pas te recoucher et dormir, si tu peux, après avoir prié Dieu, en lui demandant humblement et pieusement qu'il daigne te rendre la santé.
—Il y a cinq ans que je le prie, répliqua le pauvre homme avec amertume, et le mal n'a fait qu'empirer, ce qui témoigne manifestement que le Seigneur m'a maudit et ne veut pas me guérir.
—Ne blasphème pas, mon ami, lui dit Rabelais avec un geste impératif: aie foi en la bonté et la miséricorde de Dieu!
Le lépreux n'essaya pas de résister à l'ordre qu'on lui donnait d'une manière si solennelle, d'autant plus qu'en se relevant il avait contemplé avec effroi l'être extraordinaire qui était devant lui, et qu'il prenait pour un sorcier ou pour un spectre. Il obéit donc en silence et s'éloigna aussitôt. Rabelais exécuta immédiatement le projet qu'il avait conçu. Il ne pensait plus à la fatigue qu'il ressentait avant d'avoir rencontré sur son chemin le pauvre lépreux. Il se débarrassa lestement de son chapeau lumineux, de sa gerbe de plantes et de feuillages, de sa collection d'insectes et de petits animaux nocturnes; il ôta sa robe et sa casaque de dessous, qui auraient gêné ses mouvements; puis, en manches de chemise, comme un moissonneur, il saisit la pioche et s'en servit d'une main vigoureuse pour remuer la terre et en arracher les navets qui y avaient poussé. La besogne fut longue et pénible, mais, au bout de trois heures de travail, il avait fini de retourner le petit champ de navets, et la récolte qu'il en avait tirée formait un tas considérable, qu'il devait laisser sous la garde de Dieu avec la pioche dont il s'était mieux servi que le malheureux propriétaire de la culture. On n'avait pas lieu de craindre les voleurs dans un endroit aussi désert.
Rabelais, au moment de se r'habiller et de se remettre en route, ne rattacha pas son escarcelle, grosse bourse en cuir, fermée par un ressort de cuivre, qu'il portait d'ordinaire sous ses vêtements; il la cacha parmi les navets, qui la couvrirent entièrement de leurs feuilles. Il n'avait pas songé à vérifier quelle pouvait être la somme d'argent contenue dans cette bourse, qu'il avait apportée vide au château de Meudon et qu'il en avait rapportée pleine peu de jours auparavant, mais les aumônes, qu'il répandait à pleines mains, avaient déjà sans doute beaucoup diminué le petit trésor dont la duchesse de Guise lui confiait la distribution charitable. Il se hâta de reprendre ses habits, son chapeau et son butin de naturaliste; puis, après avoir remercié Dieu qui lui donnait encore la force et les moyens d'être utile à un malheureux, il se remit en marche et ne tarda pas à gagner Meudon, lorsque les premières lueurs matinales commençaient à monter dans le ciel et à dorer l'horizon.
Il n'avait rencontré personne sur son chemin et il n'eut pas besoin d'expliquer les causes de sa présence dans la campagne à une heure aussi indue. Il était accablé de fatigue en rentrant au presbytère, où son sacristain l'avait attendu une partie de la nuit, avec l'inquiétude de ne pas le voir revenir. Rabelais n'eut garde d'éveiller ce fidèle serviteur, qui avait fini par s'endormir profondément, et dès qu'il se fut couché, sans l'éveiller, il s'endormit lui-même d'un sommeil plus profond, de telle sorte qu'il n'entendit pas sonner l'Angélus et qu'il dormait encore de bon coeur, quand le sacristain, qui s'inquiétait de ce sommeil prolongé, entra dans la chambre du curé.
—Guillot, mon ami, je ne dirai pas ma messe aujourd'hui, s'écria Rabelais, qui s'était réveillé en sursaut: il me faut aller visiter un malade.
—Par Notre-Dame! monsieur le curé, répliqua le sacristain avec une douce et familière gaîté, l'heure de la messe est passée depuis longtemps.
—En vérité, je ne croyais pas qu'il fût si tard, dit Rabelais en se hâtant de se vêtir. Je me suis oublié, cette nuit, à chercher des simples et des insectes dans les bois, et j'ai fait belle chasse, je t'assure.
—Ah! monsieur le curé, reprit Guillot en soupirant, comment vous amusez-vous à ramasser toutes ces mauvaises herbes et toutes ces vilaines bêtes, dont vous remplissez notre saint presbytère? Il y a là, Dieu me pardonne, une chouette ou un hibou….
—Non, c'est une chauve-souris, interrompit d'un air placide le curé naturaliste: ce n'est pas moi qui l'ai tuée, car je ne me résigne pas volontiers à faire mourir des êtres qui ont vie. Cette pauvre chauve-souris est morte des blessures que lui avait faites un méchant oiseau de proie. J'ai là des grenouilles et des crapauds,