La comtesse de Rudolstadt. George Sand
Читать онлайн книгу.invisible... Sa famille racontait là-dessus des choses inouïes... Mais tout cela est impossible, et j'espère que tu n'y ajoutes pas foi?
—Épargnez-moi, Madame, la souffrance et l'embarras de me prononcer sur des faits qui dépassent la portée de mon intelligence. J'ai vu des choses inconcevables, et, en de certains moments, le comte Albert m'a semblé un être supérieur à la nature humaine. En d'autres moments, je n'ai vu en lui qu'un être malheureux, privé, par l'excès même de sa vertu, du flambeau de la raison; mais en aucun temps je ne l'ai vu semblable aux vulgaires humains. Dans le délire comme dans le calme, dans l'enthousiasme comme dans l'abattement, il était toujours le meilleur, le plus juste, le plus sagement éclairé ou le plus poétiquement exalté des hommes. En un mot, je ne saurais penser à lui ni prononcer son nom sans un frémissement de respect, sans un attendrissement profond, et sans une sorte d'épouvante; car je suis la cause involontaire, mais non tout à fait innocente, de sa mort.
—Voyons, chère comtesse, essuie tes beaux yeux, prends courage, et continue. Je t'écoute sans ironie et sans légèreté profane, je te le jure.
—Il m'aima d'abord sans que je pusse m'en douter. Il ne m'adressait jamais la parole, il ne semblait même pas me voir. Je crois qu'il s'aperçut pour la première fois de ma présence dans le château, lorsqu'il m'entendit chanter. Il faut vous dire qu'il était très-grand musicien, et qu'il jouait du violon comme personne au monde ne se doute qu'on puisse en jouer. Mais je crois bien être la seule qui l'ait jamais entendu à Riesenburg; car sa famille n'a jamais su qu'il possédait cet incomparable talent. Son amour naquit donc d'un élan d'enthousiasme et de sympathie musicale. Sa cousine, la baronne Amélie, qui était fiancée avec lui depuis deux ans, et qu'il n'aimait pas, prit du dépit contre moi, quoiqu'elle ne l'aimât pas non plus. Elle me le témoigna avec plus de franchise que de méchanceté; car, au milieu de ses travers, elle avait une certaine grandeur d'âme; elle se lassa des froideurs d'Albert, de la tristesse du château, et, un beau matin, nous quitta, enlevant, pour ainsi dire, son père le baron Frédéric, frère du comte Christian, homme excellent et borné, indolent d'esprit et simple de cœur, esclave de sa fille et passionné pour la chasse.
—Tu ne me dis rien de l'invisibilité du comte Albert, de ses disparitions de quinze et vingt jours, au bout desquelles il reparaissait tout d'un coup, croyant ou feignant de croire qu'il n'avait pas quitté la maison, et ne pouvant ou ne voulant pas dire ce qu'il était devenu pendant qu'on le cherchait de tous cotés.
—Puisque M. Supperville vous a raconté ce fait merveilleux en apparence, je vais vous en donner l'explication; moi seule puis le faire, car ce point est toujours resté un secret entre Albert et moi. Il y a près du château des Géants une montagne appelée Schreckenstein5, qui recèle une grotte et plusieurs chambres mystérieuses, antique construction souterraine qui date du temps des Hussites. Albert, tout en parcourant une série d'opinions philosophiques très-hardies, et d'enthousiasme religieux portés jusqu'au mysticisme, était resté hussite, ou, pour mieux dire, taborite dans le cœur. Descendant par sa mère du roi Georges Podiebrad, il avait conservé et développé en lui-même les sentiments d'indépendance patriotique et d'égalité évangélique que la prédication de Jean Huss et les victoires de Jean Ziska ont, pour ainsi dire, inoculés aux Bohémiens...
Note 5: (retour) La Pierre d'épouvante.
—Comme elle parle d'histoire et de philosophie! s'écria la princesse en regardant madame de Kleist: qui m'eût jamais voulu dire qu'une fille de théâtre comprendrait ces choses-là comme moi qui ai passé ma vie à les étudier dans les livres? Quand je te le disais, de Kleist, qu'il y avait parmi ces êtres que l'opinion des cours relègue aux derniers rangs de la société, des intelligences égales, sinon supérieures, à celles qu'on forme aux premiers avec tant de soin et de dépense!
—Hélas! Madame, reprit la Porporina, je suis fort ignorante, et je n'avais jamais rien lu avant mon séjour à Riesenburg. Mais là j'ai tant entendu parler de ces choses, et j'ai été forcée de tant réfléchir pour comprendre ce qui se passait dans l'esprit d'Albert, que j'ai fini par m'en faire une idée.
—Oui, mais tu es devenue mystique et un peu folle toi-même, mon enfant! Admire les campagnes de Jean Ziska et le génie républicain de la Bohême, j'y consens, j'ai des idées tout aussi républicaines que toi là-dessus peut-être; car, moi aussi, l'amour m'a révélé une vérité contraire à celle que mes pédants m'avaient enseignée sur les droits des peuples et le mérite des individus; mais je ne partage pas ton admiration pour le fanatisme taborite et pour leur délire d'égalité chrétienne. Ceci est absurde, irréalisable, et entraîne à des excès féroces. Qu'on renverse les trônes, j'y consens, et... j'y travaillerais au besoin! Qu'on fasse des républiques à la manière de Sparte, d'Athènes, de Rome, ou de l'antique Venise: voilà ce que je puis admettre. Mais tes sanguinaires et crasseux Taborites ne me vont pas plus que les Vaudois de flambloyante mémoire, les odieux Anabaptistes de Munster et les Picards de la vieille Allemagne.
—J'ai ouï dire au comte Albert que tout cela n'était pas précisément la même chose, reprit modestement Consuelo; mais je n'oserais discuter avec Votre Altesse sur des matières qu'elle a étudiées. Vous avez ici des historiens et des savants qui se sont occupés de ces graves matières, et vous pouvez juger, mieux que moi, de leur sagesse et de leur justice. Cependant, quand même j'aurais le bonheur d'avoir toute une académie pour m'instruire, je crois que mes sympathies ne changeraient pas. Mais je reprends mon récit.
—Oui, je t'ai interrompue par des réflexions pédantes, et je t'en demande pardon. Poursuis. Le comte Albert, engoué des exploits de ses pères (cela est bien concevable et bien pardonnable), amoureux de toi, d'ailleurs, ce qui est plus naturel et plus légitime encore, n'admettait pas que tu ne fusses pas son égale devant Dieu et devant les hommes? Il avait bien raison, mais ce n'était pas un motif pour déserter la maison paternelle, et pour laisser tout son monde dans la désolation.
—C'est là que j'en voulais venir, reprit Consuelo; il allait rêver et méditer depuis longtemps dans la grotte des Hussites au Schreckenstein, et il s'y plaisait d'autant plus, que lui seul, et un pauvre paysan fou qui le suivait dans ses promenades, avaient connaissance de ces demeures souterraines. Il prit l'habitude de s'y retirer chaque fois qu'un chagrin domestique ou une émotion violente lui faisaient perdre l'empire de sa volonté. Il sentait venir ses accès, et, pour dérober son délire à des parents consternés, il gagnait le Schreckenstein par un conduit souterrain qu'il avait découvert, et dont l'entrée était une citerne située auprès de son appartement, dans un parterre de fleurs. Une fois arrivé à sa caverne, il oubliait les heures, les jours et les semaines. Soigné par Zdenko, ce paysan poëte6 et visionnaire, dont l'exaltation avait quelques rapports avec la sienne, il ne songeait plus à revoir la lumière et à retrouver ses parents que lorsque l'accès commençait à passer; et malheureusement ces accès devenaient chaque fois plus intenses et plus longs à dissiper. Une fois enfin, il resta si longtemps absent qu'on le crut mort, et que j'entrepris de découvrir le lieu de sa retraite. J'y parvins avec beaucoup de peine et de dangers. Je descendis dans cette citerne, qui se trouvait dans ses jardins, et par laquelle j'avais vu, une nuit, sortir Zdenko à la dérobée. Ne sachant pas me diriger dans ces abîmes, je faillis y perdre la vie. Enfin je trouvai Albert; je réussis à dissiper la torpeur douloureuse où il était plongé; je le ramenai à ses parents, et je lui fis jurer qu'il ne retournerait jamais sans moi dans la fatale caverne. Il céda; mais il me prédit que c'était le condamner à mort; et sa prédiction ne s'est que trop réalisée!
Note 6: (retour) L'orthographe originale de George Sand est conservée tout au long du présent document.
—Comment cela? C'était le rendre à la vie, au contraire.
—Non, Madame, à moins que je ne parvinsse à l'aimer, et à n'être jamais pour lui une