La comtesse de Rudolstadt. George Sand
Читать онлайн книгу.de sa vie.
Quand il fut permis à Consuelo de passer outre, elle raconta que le comte Hoditz, ayant deviné son sexe à Passaw, avait voulu se prévaloir un peu trop de la protection qu'il lui avait accordée, et qu'elle s'était sauvée avec Haydn pour reprendre son voyage modeste et aventureux, sur un bateau qui descendait le Danube.
Enfin, elle raconta de quelle manière, en jouant du pipeau, tandis que Haydn, muni de son violon, faisait danser les paysans pour avoir de quoi dîner, elle était arrivée, un soir, à un joli prieuré, toujours déguisée, et se donnant pour le signor Bertoni, musicien ambulant et zingaro de son métier.
«L'hôte de ce prieuré était, dit-elle, un mélomane passionné, de plus un homme d'esprit et un cœur excellent. Il nous prit, moi particulièrement, en grande amitié, et voulut même m'adopter, me promettant un joli bénéfice, si je voulais prendre seulement les ordres mineurs. Le sexe masculin commençait à me lasser. Je ne me sentais pas plus de goût pour la tonsure que pour le tambour: mais un événement bizarre me fit prolonger un peu mon séjour chez cet aimable hôte. Une voyageuse, qui courait la poste, fut prise des douleurs de l'enfantement à la porte du prieuré, et y accoucha d'une petite fille qu'elle abandonna le lendemain matin et que je persuadai au bon chanoine d'adopter à ma place. Elle fut nommée Angèle, du nom de son père Anzoleto; et madame Corilla, sa mère, alla briguer à Vienne un engagement au théâtre de la cour. Elle l'obtint, à mon exclusion. M. le prince de Kaunitz la présenta à l'impératrice Marie-Thérèse comme une respectable veuve; et je fus rejetée, comme accusée et véhémentement soupçonnée d'avoir de l'amour pour Joseph Haydn, qui recevait les leçons du Porpora, et qui demeurait dans la même maison que nous.»
Consuelo détailla son entrevue avec la grande impératrice. La princesse était fort curieuse, d'entendre parler de cette femme extraordinaire, à la vertu de laquelle on ne voulait point croire à Berlin, et à qui l'on donnait pour amants le prince de Kaunitz, le docteur Van Swieten et le poëte Métastase.
Consuelo raconta enfin sa réconciliation avec la Corilla, à propos d'Angèle, et son début, dans les premiers rôles, au théâtre impérial, grâce à un remord de conscience et à un élan généreux de cette fille singulière. Puis elle dit les relations de noble et douce amitié qu'elle avait eues avec le baron de Trenck, chez l'ambassadeur de Venise, et rapporta minutieusement qu'en recevant les adieux de cet aimable jeune homme elle était convenue avec lui d'un moyen de s'entendre, si la persécution du roi de Prusse venait à en faire naître la nécessité. Elle parla du cahier de musique dont les feuillets devaient servir d'enveloppe et de signature aux lettres qu'il lui ferait parvenir, au besoin, pour l'objet de ses amours, et elle expliqua comment elle avait été éclairée récemment, par un de ces feuillets, sur l'importance de l'écrit cabalistique qu'elle avait remis à la princesse.
On pense bien que ces explications prirent plus de temps que le reste du récit. Enfin, la Porporina, ayant dit son départ de Vienne avec le Porpora, et de quelle manière elle avait rencontré le roi de Prusse, sous l'habit d'un simple officier et sous le nom du baron de Kreutz, au château merveilleux de Roswald, en Moravie, elle fut obligée de mentionner le service capital qu'elle avait rendu au monarque sans le connaître.
«Voilà ce que je suis curieuse d'apprendre, dit madame de Kleist. M. de Poelnitz, qui babille volontiers, m'a confié que dernièrement à souper Sa Majesté avait déclaré à ses convives que son amitié pour la belle Porporina avait des causes plus sérieuses qu'une simple amourette.
—J'ai fait une chose bien simple, pourtant, répondit madame de Rudolstadt. J'ai usé de l'ascendant que j'avais sur un malheureux fanatique pour l'empêcher d'assassiner le roi. Karl, ce pauvre géant bohémien, que le baron de Trenck avait arraché des mains des recruteurs en même temps que moi, était entré au service du comte Hoditz. Il venait de reconnaître le roi; il voulait venger sur lui la mort de sa femme et de son enfant, que la misère et le chagrin avaient tués à la suite de son second enlèvement. Heureusement cet homme n'avait pas oublié que j'avais contribué aussi à son salut, et que j'avais donné quelques secours à sa femme. Il se laissa convaincre et ôter le fusil des mains. Le roi, caché dans un pavillon voisin, entendit tout, ainsi qu'il me l'a dit depuis, et, de crainte que son assassin n'eût quelque retour de fureur, il prit, pour s'en aller, un autre chemin que celui où Karl s'était proposé de l'attendre. Le roi voyageait seul à cheval, avec M. de Buddenbrock; il est donc fort probable qu'un habile tireur comme Karl, à qui, le matin, j'avais vu abattre trois fois le pigeon sur un mât dans la fête que le comte Hoditz nous avait donnée, n'aurait pas manqué son coup.
—Dieu sait, dit la princesse d'un air rêveur, quels changements ce malheur aurait amenés dans la politique européenne et dans le sort des individus! Maintenant, ma chère Rudolstadt, je crois que je sais très-bien le reste de ton histoire jusqu'à la mort du comte Albert. À Prague, tu as rencontré son oncle le baron, qui t'a amenée au château des Géants pour le voir mourir d'étisie, après t'avoir épousée au moment de rendre le dernier soupir. Tu n'avais donc pas pu te décider à l'aimer?
—Hélas! Madame, je l'ai aimé trop tard, et j'ai été bien cruellement punie de mes hésitations et de mon amour pour le théâtre. Forcée, par mon maître Porpora, de débuter à Vienne, trompée par lui sur les dispositions d'Albert, dont il avait supprimé les dernières lettres, et que je croyais guéri de son fatal amour, je m'étais laissé entraîner par les prestiges de la scène, et j'avais fini, en attendant que je fusse engagée à Berlin, par jouer à Vienne avec une sorte d'ivresse.
—Et avec gloire! dit la princesse; nous savons cela.
—Gloire misérable et funeste, reprit Consuelo. Ce que Votre Altesse ne sait point, c'est qu'Albert était venu secrètement à Vienne, qu'il m'avait vue jouer; qu'attaché à tous mes pas, comme une ombre mystérieuse, il m'avait entendue avouer à Joseph Haydn, dans la coulisse, que je ne saurais pas renoncer à mon art sans un affreux regret. Cependant j'aimais Albert! je jure devant Dieu que j'avais reconnu en moi qu'il m'était encore plus impossible de renoncer à lui qu'à ma vocation, et que je lui avais écrit pour le lui dire: mais le Porpora, qui traitait cet amour de chimère et de folie, avait surpris et brûlé ma lettre. Je retrouvai Albert dévoré par une rapide consomption; je lui donnai ma foi, et ne pus lui rendre la vie. Je l'ai vu sur son lit de parade, vêtu comme un seigneur des anciens jours, beau dans les bras de la mort, et le front serein comme celui de l'ange du pardon; mais je n'ai pu l'accompagner jusqu'à sa dernière demeure. Je l'ai laissé dans la chapelle ardente du château des Géants, sous la garde de Zdenko, ce pauvre prophète insensé, qui m'a tendu la main en riant, et en se réjouissant du tranquille sommeil de son ami. Lui, du moins, plus pieux et plus fidèle que moi, l'a déposé dans la tombe de ses pères, sans comprendre qu'il ne se relèverait plus de ce lit de repos! Et moi, je suis partie, entraînée par le Porpora, ami dévoué mais farouche, cœur paternel mais inflexible, qui me criait aux oreilles jusque sur le cercueil de mon mari: «Tu débutes samedi prochain dans les Virtuoses ridicules!»
—Étrange vicissitude, en effet, d'une vie d'artiste! dit la princesse en essuyant une larme; car la Porporina sanglotait en achevant son histoire: mais tu ne me dis pas, chère Consuelo, le plus beau trait de ta vie, et c'est de quoi Supperville m'a informée avec admiration. Pour ne pas affliger la vieille chanoinesse et ne pas te départir de ton désintéressement romanesque, tu as renoncé à ton titre, à ton douaire, à ton nom; tu as demandé le secret à Supperville et au Porpora, seuls témoins de ce mariage précipité, et tu es venue ici, pauvre comme devant, Zingarella comme toujours...
—Et artiste à jamais! répondit Consuelo, c'est-à-dire indépendante, vierge, et morte à tout sentiment d'amour, telle enfin que le Porpora me représentait sans cesse le type idéal de la prêtresse des Muses! Il l'a emporté, mon terrible maître et me voilà arrivée au point où il voulait. Je ne crois point que j'en sois plus heureuse, ni que j'en vaille mieux. Depuis que je n'aime plus et que je ne me sens plus capable d'aimer, je ne sens plus le feu de l'inspiration ni les émotions du théâtre. Ce climat glacé et cette atmosphère de la cour me jettent dans un morne abattement. L'absence du Porpora, l'espèce d'abandon où je me trouve, et la volonté du roi qui prolonge mon engagement contre mon gré...