Où va le monde?. Walther Rathenau
Читать онлайн книгу.n'éclaire pour lui qu'un seul côté; le monde supérieur lui apparaît à travers l'extrait d'un sermon ou d'une description populaire; l'homme lui apparaît comme un ennemi, lorsqu'il appartient à un cercle étranger au sien; comme un camarade taciturne, lorsqu'il fait partie du même cercle que lui; l'employeur est un exploiteur, l'atelier un bagne.
Les droits civiques subsistent, avant tout le droit électoral sous ses deux formes. Mais, chose bizarre encore: dans ses rapports avec les autorités, l'homme reste toujours un objet. Les sujets, ce sont les chefs militaires qui le tutoient, les juges qui le condamnent ou l'acquittent, la police et les fonctionnaires qui le malmènent et le maltraitent, l'interrogent et lui intiment des ordres. Il peut se syndiquer et s'organiser, se réunir et faire des démonstrations; il reste toujours celui qui est gouverné et qui obéit, alors que les sièges dorés sont réservés à ceux qui habitent dans de belles avenues plantées d'arbres, se promènent en voiture et se saluent. Ce sont ces derniers qui sont revêtus des responsabilités, des dignités et de la puissance.
Mais la vie bourgeoise est libre. Ici règne la concurrence; l'homme fort et rusé peut risquer et gagner, sous la réserve de quelques lois et règles insignifiantes; cette arène est ouverte à tous. Mais, encore une fois, tous ne réussissent pas à y pénétrer. Le cercle est jalousement fermé, il a pour consigne l'argent. On ne donne qu'à celui qui a déjà quelque chose; ce qu'on possède peut être augmenté et multiplié, mais il faut, avant tout, posséder. On possède ce qui avait appartenu aux aïeux, ce que ceux-ci ont laissé et transmis sous la forme soit de l'éducation, soit d'un capital. Il se peut que dans les pays riches, encore peu exploités, un pfennig d'épargne devienne le point de départ d'une fortune; mais plus un pays est vieux et improductif, et plus il faut payer cher son entrée dans la classe de ceux qui possèdent.
C'est ainsi que de tous côtés s'élèvent des murailles de verre, transparentes et infranchissables, au-delà desquelles se trouvent liberté, indépendance, bien-être et puissance. Les clefs qui ouvrent l'accès dans le pays défendu, s'appellent instruction et fortune, l'une et l'autre étant des biens héréditaires.
Aussi bien l'exclu se voit-il privé du dernier espoir: celui de voir ses enfants jouir un jour de ce qui lui est refusé à lui-même. Il quitte ce monde, pleinement conscient du fait que son travail n'a été utile ni à lui, ni à ses enfants, mais à d'autres et aux descendants de ces autres, dont le sort était également héréditaire, prédestiné et inévitable.
Que signifie tout cela? Cela ne ressemble évidemment pas à l'ancien esclavage qui était personnel et qui, réunissant (ce qui, il est vrai, n'était pas tout à fait naturel) les destinées de deux hommes ou de deux familles sous le même toit, sauvegardait la dernière communauté humaine où chacun s'intéressait encore au sort de ceux avec lesquels il était appelé à vivre. L'état de choses dont nous parlons constitue, sous les apparences de la liberté et de l'indépendance, une subordination anonyme, non d'homme à homme, mais de peuple à peuple; subordination où les rôles peuvent être intervertis à tout instant, mais qui n'en est pas moins l'expression de la loi infrangible de la domination unilatérale. Cette servitude héréditaire existe dans tous les pays de vieille civilisation; ceux qui la subissent ont les mêmes origines, parlent la même langue, professent la même foi que ceux qui en bénéficient. Ils forment ce qu'ils nomment eux-mêmes le prolétariat.
Qu'une moitié de l'humanité maintienne dans un état de servitude éternelle l'autre qui, cependant, présente la même conformation physique et possède les mêmes aptitudes intellectuelles qu'elle, voilà ce qui est incompatible avec la liberté de l'âme et la possibilité de son ascension. Qu'on ne vienne pas nous dire qu'aucune de ces moitiés n'agit pour son propre profit, mais que l'une et l'autre travaillent pour le bien de la communauté. Il reste toujours que la moitié supérieure agit en pleine indépendance et directement, tandis que l'inférieure, sans avoir devant elle un but visible, agit indirectement et sous la contrainte de la supérieure. On ne voit jamais un membre de la couche supérieure descendre volontairement dans les rangs de la couche inférieure; quant à l'ascension des membres de cette dernière, elle se heurte, faute d'instruction et de fortune, à des obstacles tellement formidables que rares sont parmi les hommes libres, ceux qui puissent citer un de leurs congénères comme ayant appartenu soit lui-même, soit par ses ascendants, aux classes inférieures.
L'inertie et l'intérêt sont de grandes forces, lorsqu'elles s'appliquent à la défense de ce qui existe. L'abolition de l'esclavage en Amérique, du servage en Russie a suscité une vive sympathie, surtout chez ceux qui n'ont pas été lésés par ces mesures; les propriétaires de bétail domestique humain alléguaient, pour la défense de leurs institutions, les mêmes raisons que celles dont font usage aujourd'hui des ecclésiastiques, des hommes d'État et des capitalistes pour défendre la nécessité de la non-liberté: dépendance voulue de Dieu, service à n'importe quel poste, humilité, modération; mais il reste bien entendu que tous ces arguments ne sont valables que pour les autres.
Ceux qui jouissent de tous les droits et de la possession de biens matériels défendent leurs convictions égoïstes avec la plus entière bonne foi, car ce qui existe leur paraît d'une légitimité tellement absolue, fondé sur des bases tellement solides, tellement immuable et irremplaçable qu'à leur avis rien ne pourrait être transformé ou modifié sans qu'il en résultât un effondrement général. Ce jugement étroit, dicté en grande partie par un endurcissement involontaire, rien n'a tant contribué à le provoquer et à l'affermir que la lutte et le plan de lutte du mouvement socialiste.
Ce mouvement se ressent du vice originel de son promoteur qui n'était pas un prophète, mais un savant, qui mettait sa confiance, non dans le cœur humain, qui est la vraie source de tout ce qui se fait de grand dans le monde, mais dans la science. Cet homme puissant et malheureux a poussé l'erreur jusqu'à attribuer à la science le pouvoir de déterminer des valeurs et de poser des fins; il méprisait ces forces que sont la conception transcendante du monde, l'enthousiasme et la justice éternelle.
C'est pourquoi le socialisme n'a jamais pu acquérir la force de bâtir; alors même que, sans le vouloir et sans le savoir, il suscitait chez ses adversaires cette force de construction, il ne comprenait pas les plans qui étaient proposés et les rejetait. Il n'a jamais été capable d'indiquer un but clair; ses discours passionnés n'étaient qu'accusations et réquisitoires, son activité se bornait à l'agitation et à des procédés policiers. À la place de la conception générale du monde, il a dressé la question des biens, et même le triste «mien et tien» du problème du capital devait, d'après lui, être résolu d'après les simples procédés pratiques de la science économique et politique. On voyait de temps à autre un penseur insatisfait tenter des incursions dans le domaine de la morale, de ce qui est purement humain, de l'Absolu: toutes ces forces n'étaient jamais considérées comme les centres solaires du mouvement; c'étaient des foyers lumineux pâles et excentriques, auxquels on accordait un intérêt esthétique. Au centre de l'arène se dressait le matérialisme sans Dieu, le matérialisme dont la force consistait, non dans l'amour, mais dans la discipline, et qui prêchait l'utile à la place de l'idéal.
D'une négation peut naître un parti, mais non un mouvement universel qui, lui, est précédé de visions et de paroles prophétiques, et non d'un programme. La parole prophétique est toujours un mot unique, idéal: Dieu, foi, patrie, liberté, humanité, âme; la propriété et la répartition de la propriété sont pour le prophète choses secondaires, illusoires; et même la vie et la mort, le bonheur humain, la misère, la maladie et la guerre ne sont à ses yeux ni fins dernières, ni dangers suprêmes.
Jamais le socialisme n'a suscité d'enthousiasme dans les cœurs des hommes; jamais une grande et heureuse action n'a été accomplie en son nom. Il a éveillé des intérêts et inspiré la peur, mais intérêts et peur peuvent jouer un rôle dans la vie d'un jour, non dans celle d'une époque. Enfermé dans le fanatisme d'un scientisme aride, dans le terrible fanatisme de la raison, il s'est cristallisé en un parti, dans la conviction inconcevablement erronée qu'il suffisait de mettre en œuvre une seule force pour obtenir un résultat définitif. Le marteau-pilon condense un bloc de fer, sans le détruire; celui qui veut transformer le monde, doit le saisir du dedans, au lieu d'exercer sur lui une