Où va le monde?. Walther Rathenau

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Où va le monde? - Walther Rathenau


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      Cette séparation forcée est d'une dureté inouïe pour le peuple inférieur. Ilotisme, esclavage, servage étaient des formes de dépendance fondées sur les conditions de l'économie rurale. Le travail, plus dur et moins rémunérateur que celui du travailleur libre, était cependant de même nature: il s'accomplissait dans le décor agréable de la vie rurale qui atténuait les rigueurs de la surveillance et la misérable insignifiance de la récompense. Le travail du prolétaire de nos jours présente, si l'on veut, les avantages de la dépendance anonyme; le prolétaire ne reçoit pas des ordres, mais des indications; il obéit, non à un maître, mais à un supérieur hiérarchique; il ne sert pas, mais s'acquitte d'une obligation librement acceptée; ses droits humains sont les mêmes que ceux de ses employeurs; il est libre de changer de résidence et de situation; la puissance qui se trouve au-dessus de lui n'a rien de personnel, car alors même qu'elle se présente sous l'aspect d'un employeur individuel ou d'une firme, il s'agit toujours en réalité de la puissance de la société bourgeoise. Et, cependant, de quelque manière qu'il l'arrange dans les limites de cette liberté apparente, la vie du prolétaire s'écoule triste et uniforme, les jours se suivent et se ressemblent, et cela pendant des générations infinies. Celui qui a été absorbé, ne serait-ce que pendant deux mois, de sept heures à midi et de une heure à six heures, par une besogne exclusive de tout effort intellectuel, dans la seule attente du coup de sirène libérateur, sait le degré de renoncement que comporte une vie de travail automatique; au lieu de chercher à justifier cette vie à l'aide d'arguments religieux ou profanes, au lieu de chercher à la présenter comme une source de satisfactions, il verra plutôt dans toute tentative de ce genre un acte dicté par la convoitise égoïste. Mais celui qui se rend compte que cette vie n'a pas de fin, que le prolétaire, en mourant, lègue à ses enfants et aux enfants de ses enfants le même sort, sans pouvoir leur fournir ou indiquer aucun moyen de s'en évader, celui-là éprouve un sentiment de faute et d'angoisse. Nous faisons appel à l'intervention de l'État, lorsque nous voyons maltraiter un cheval de fiacre, mais nous trouvons juste et conforme à l'ordre des choses qu'un peuple soit condamné pendant des siècles à être l'esclave d'un peuple frère, et nous nous indignons, lorsque nous voyons ces malheureux hésiter à approuver par un bulletin de vote le maintien d'un pareil régime. Le dogme plat du socialisme est un produit de cette mentalité bourgeoise. Que ce dogme soit devenu l'appui le plus puissant du trône, de l'autel et de la bourgeoisie, c'était là une nécessité à la fois profonde et paradoxale. Le spectre de l'expropriation n'a servi en effet qu'à effrayer le libéralisme qui, renonçant à toute pensée libre, s'est mis sous la protection des forces de conservation.

      Dans les classes dominantes, la séparation forcée, imposée par la mécanisation, sans être une source de misère, n'en représente pas moins un danger. C'est une loi de la nature que tout organisme, plus ou moins épargné par la lutte pour l'existence, tombe, après une phase d'heureux épanouissement, dans un état d'affaiblissement et de régression. Les peuples victimes de ce sort devenaient jadis la proie de conquérants qui leur imposaient le contact régénérateur et salutaire avec la terre; mais de nos jours la race des conquérants est épuisée, et une interversion des couches sociales aurait pour effet de renouveler le même jeu avec les rôles intervertis, et non avec des forces nouvelles, pour l'amener au même résultat déplorable. Chez ces classes privilégiées, l'absence de tout travail physique se complique d'une constante tension intellectuelle, qui est pour nos grandes villes une cause de stérilité physique et morale et prépare à notre Occident une crise de la population.

      Lorsqu'on embrasse d'un coup d'œil d'ensemble ce phénomène de stratification forcée dont nous voyons la cause dans la tendance irrésistible de la mécanisation à l'organisation et à la division du travail, on constate une fois de plus qu'il s'agit somme toute d'un retour à l'état de nos ancêtres obscurs. Nous n'avons pas renoncé définitivement au primitif esclavage et nous avons réussi, malgré le christianisme et la civilisation occidentale, à étendre sur les peuples un régime de sujétion qui, sans aucune contrainte légale, sans pouvoir personnel visible, grâce au simple jeu de processus organiques libres en apparence, condamne certaines couches sociales, par rapport à d'autres, à une dépendance rigide et héréditaire, bien qu'anonyme.

      III.—La mécanisation n'est ni le résultat d'une convention libre et consciente, ni le produit de la volonté moralement éclairée de l'humanité; elle est née automatiquement, voire imperceptiblement, des lois démographiques de l'univers. Malgré sa structure très rationnelle et casuistique, elle constitue un processus involontaire qui la rapproche des processus aveugles de la nature. Moralement fondée sur l'équilibre des forces, sur la lutte et la défense individuelles, comme la vie des hommes primitifs était fondée sur l'équilibre vital qui régnait dans les forêts, elle répand dans le monde une mentalité qui, remontant au-delà des premiers efforts du Christianisme, au-delà de la morale politique et théocratique de la civilisation méditerranéenne et se recouvrant du manteau et du masque de la civilisation moderne, nous ramène à la phase de l'humanité primitive; car cette mentalité a elle-même pour base la lutte et l'hostilité.

      Le cœur humain a trop besoin d'une atmosphère chaude, d'une atmosphère d'amour et de sympathie, pour laisser la haine s'épandre comme une flamme vive et dévorante; mais plus la génération soumise à la mécanisation est rude et endurcie, et plus la flamme sournoise, qui ne trouve pas d'issue, use les rouages intérieurs.

      L'homme d'autrefois faisait passer toute sa force et tout son amour dans ses œuvres. Il était là pour la chose qui sollicitait son travail. Ses semblables vivaient en dehors de lui, et il n'avait besoin d'eux que de temps à autre, pour l'échange de produits, pour la dépense commune ou le service commun. Les siens, qu'il avait la charge de protéger, formaient autour de lui un premier cercle; puis venaient, formant un cercle plus large, les amis auxquels il avait juré fidélité; enfin, à une distance plus grande encore, il était entouré par les ennemis qu'il avait à combattre. L'homme de nos jours ne vit plus pour une chose; ce qu'il convoite, c'est le bien neutre de la possession; ce qui le guide, c'est l'idée abstraite d'une sphère de puissance relative, mais extensible à volonté; ce qui donne un contenu à sa vie, ce n'est pas la chose, laquelle se trouve transformée en simple moyen, mais la carrière à parcourir. Cette carrière, il est prêt à la poursuivre, sans tenir compte des murailles humaines qu'il peut trouver sur son chemin. De quelque côté qu'il regarde, à quelque place qu'il se trouve, il aperçoit d'autres hommes qui sont ses ennemis. Pour faire des brèches dans ces murailles vivantes, il se sert de ses compagnons et de ses clients qui le suivent, non par amour, mais par intérêt, car dans ce régime chacun est pour l'autre un moyen qu'on abandonne, dès qu'il cesse d'être utile. Pour le producteur, le voisin est un concurrent, donc un ennemi; ou un acheteur, donc un moyen; ou un fournisseur, donc encore un ennemi; ou un associé, donc encore un moyen. S'il approche quelqu'un, c'est parce qu'il lui veut quelque chose; si d'autres l'approchent, c'est encore parce qu'ils espèrent quelque chose de lui; des deux côtés, on est sur ses gardes; des deux côtés, on observe une attitude de méfiance hostile. C'est pourquoi chacun trouve qu'il est à la fois dangereux et inconvenant de faire appel au côté humain de l'étranger; il est d'usage de le traiter comme un être sans consistance jusqu'à ce que la timide convention d'une désignation nominative lui ait assuré, conformément aux coutumes du pays, la protection d'un froid respect. Le rêveur philanthrope, qui veut s'élever au-dessus de la forme, est écouté lorsqu'il n'a rien d'autre à offrir. Lorsque, au contraire, il peut offrir quelque chose de désirable, il se voit aussitôt, en reconnaissance de sa confiance, rabaissé à l'état de moyen. Il partage, en toute justice, le sort de ceux qui veulent transformer un ordre de choses général à l'aide d'expériences isolées, au lieu de chercher à agir sur la mentalité et la conscience. C'est pourquoi les hommes sont si portés à s'accuser mutuellement, à s'accabler de reproches réciproques; c'est pourquoi ils se vantent tant de leurs mauvaises expériences et se proclament pessimistes à la suite de leur prétendue connaissance des hommes. Ils ne se rendent pas compte qu'en amusant les autres, ils se condamnent eux-mêmes. C'est que l'inimitié et la bassesse ne sont pas inhérentes à la nature humaine: le cœur de l'homme est tendre comme sa peau nue, il est accessible aux émotions, à la douleur, à l'affection. Ce qui endurcit ce cœur, c'est la détresse, c'est le fouet d'esclave de la mécanisation, fouet qui ne reste jamais inactif


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