Où va le monde?. Walther Rathenau

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Où va le monde? - Walther Rathenau


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des tendances pragmatiques, animés d'un sentiment de solidarité, ayant l'imagination nourrie des leçons de la réalité à laquelle ils prennent une part active et dont ils portent la responsabilité, arracheront la pensée libre et les sentiments indépendants à la serre chaude des chapelles, pour les lancer sur le chemin du devenir, de la destinée et de l'action. Les idées et les sentiments du monde seront alors solides sans être superficiels, délicats sans être faibles, pleins de fantaisie sans prétentions, transcendants sans bigoterie, pragmatiques sans chicane; la direction spirituelle sera arrachée aux mains de femmes et d'esthètes railleurs et sceptiques, pour être confiée à des hommes; aux mains d'artistes et d'enfileurs de phrases, pour être confiée à des poètes et à des penseurs.

      Le nihilisme individuel dont nous souffrons, qui nous rend la généralisation douteuse, la loi suspecte et l'action méprisable, qui prétend se reposer dans la contemplation de ce qui est incomparablement unique, tout en se nourrissant en cachette de la loi et de l'action; ce nihilisme, disons-nous, fausse gaieté sans espoir, morale sans convictions et renoncement à contre-cœur, provient d'une source très profonde qui apparaît à la surface aux époques où les hommes ont perdu la foi.

      Qu'est-ce qui est légitime, demande cette doctrine, puisque tout ce qui arrive est unique? Où est la permanence, puisque chaque instant est nouveau et sans précédent? Comment admettre le développement, étant donné que tout ce qui existe dans le temps n'est qu'illusion?

      Il est vrai que dans l'essence la plus profonde des choses tout est repos et que, plus on s'éloigne du centre, plus le mouvement apparent devient intense. À tous les grands moments, l'âme a l'intuition de son but sacré et se sent attirée de l'agitation trompeuse de la surface vers le centre immobile. Mais ce mystère ne doit pas nous détacher de la vie. Nous ne percevons sans doute que les sons isolés et sans suite de l'harmonie totale, et ce qui est immuable nous éblouit par ses changements; il n'en reste pas moins que nous sommes placés dans cette vie pour la rendre parfaite dans le cercle étroit qui nous est assigné, et notre calvaire est soumis à la loi du temps. Si nous méprisons cette scène du devenir, toute pensée devient vaine, tout sentiment supérieur devient irrationnel et toute action se transforme en absurdité; même l'aspiration à une perfection supérieure, par le fait même qu'elle reste action, est vaine. Mais cette conclusion renferme sa propre réfutation, puisque l'ardente aspiration de l'âme subsiste malgré tout et constitue même l'élément le plus réel de notre vie intérieure. Ayons donc le courage de faire de cet élément, et non de l'Absolu imaginaire, l'axe temporaire de notre vie temporelle, et nous verrons notre existence retrouver un sens. La pensée concentrée sur l'Absolu abolit la volonté; mais le culte du transcendant fournit à la pensée des fins adéquates, anime la volonté par l'amour des hommes, de la nature et de la divinité et remet l'action en honneur.

      Bien que toutes les explications historiques et rationnelles semblent contredire le sens de cette déduction a priori, qu'il nous soit permis de formuler une observation de nature à écarter ure erreur traditionnelle de l'expérience. On peut notamment, en parcourant le bref intervalle historique accessible à notre exploration et en examinant, à la lumière des monuments qui nous ont été transmis par l'art, la vie affective des Hindous, des Hébreux, des Grecs et des Germains, conclure que les forces véritablement humaines n'ont subi, au cours des siècles, aucun développement, aucun perfectionnement, parce que l'un et l'autre sont tout simplement impossibles. Mais en formulant cette conclusion, nous oublions que le pont du souvenir ne relie que les sommets et nous ne tenons pas compte des formidables rehaussements qu'a subis le niveau des vallées. L'histoire passe sous silence les foules innombrables et anonymes; elle reste toujours la chronique des héros et des vainqueurs. Et, cependant, la Nature est loyale; elle ne foule pas aux pieds la créature dépassée, et le peuple retardataire continue de vivre à l'écart de la route royale, au sein de tous les continents. La Nature ne travaille pas comme le chimiste, sans laisser de résidus; elle transforme et développe une partie de ses inépuisables matériaux et met le reste de côté, pour s'en souvenir en temps voulu et le transformer insensiblement à son tour. Dans l'isolement du monde africain et asiatique vivent encore aujourd'hui les pasteurs de Chanaan et les porteurs de lances de l'Ilion, comme nous images de Dieu, mais ayant l'âme plus jeune et plus faible. Mais de ces basses populations, si vieilles et si proches de l'animalité, sont nées des familles dont la grandeur d'âme ne le cédait en rien à celle des familles victorieuses et dominatrices, depuis longtemps éteintes.

      Celui qui possède véritablement une langue, possède, sans qu'il puisse toutefois prétendre à la génialité de celui qui l'a créée, son esprit tout entier; celui qui a compris et possède en esprit le legs d'un grand homme est son disciple et son frère, sinon par le génie créateur, du moins par l'âme. Le legs de Bouddha et du Christ, de Platon et de Gœthe était, lorsqu'il vint en contact avec la terre, effroyablement étranger et hostile à l'humanité; mais aujourd'hui, et peu importent les forces prosaïques auxquelles nous devons ce résultat, le bien sacré germe dans des milliers de cœurs, et ces cœurs, soit dans leur simplicité, soit dans leur ardente émulation, sont plus proches de l'âme que ne l'étaient jadis les cœurs des quelques disciples élus. La génialité n'est pas la mesure de l'âme; mais le réveil de l'âme est la mesure de toute création.

      Le développement est la catégorie intellectuelle de toute notre activité supra-animale, car tout ce que nous faisons repose sur la notion du temps, et vouloir l'immobilité est chose aussi absurde que vouloir remonter aux origines. C'est le propre d'une époque tourmentée par le doute et incapable d'action que d'avoir toujours le regard fixé sur le passé; si, toutefois, nous portons un si vif intérêt à nos ancêtres, si tout ce qu'ils ont fait et dit nous paraît plus important et plus familier que ce que font et disent nos contemporains, nous avons pour excuse le fait que nous sommes excédés par nos mécanismes, agacés par les bavards bornés et insupportables qui vantent comme étant un pas vers la perfection toute nécessité mécanisée.

      Mais même l'époque accablée, même l'époque qui fait fausse route est digne de respect, car elle est l'œuvre, non des hommes, mais de l'humanité, donc de la nature créatrice, qui peut être dure, mais n'est jamais absurde. Si l'époque que nous vivons est dure, nous avons d'autant plus le devoir de l'aimer, de la pénétrer de notre amour, jusqu'à ce que nous ayons déplacé les lourdes masses de matière dissimulant la lumière qui luit de l'autre côté. Cet amour est dur, lui aussi; il ne réduit pas seulement en poussière les pierres obtuses que notre temps nous oppose, mais il détruit en même temps plus d'une affection chère à notre cœur; c'est cependant par notre cœur que passe le chemin qui conduit à la liberté du monde.

      Est-il présomptueux de vouloir définir ce chemin, d'après la seule intuition que nous pouvons en avoir? Ce qui est présomptueux, c'est de vouloir appliquer à l'esprit des temps à venir les pénibles procédés d'investigation de la science. L'expérience autorise des déductions, mais est impuissante à favoriser le développement; elle me dit que le tilleul qui se trouve devant ma fenêtre s'est développé à partir d'une graine, mais elle ne me dit pas si la graine que j'ai dans ma main deviendra un jour arbre ou poussière. Mais, même appliquées au présent, les déductions ne sont jamais univoques et ne sont pas exemptes de dangers, étant donné que le nombre des formes terrestres est limité, que les contenus s'accroissent et que, sans qu'on s'en aperçoive, le vieux vase se trouve un jour rempli d'un esprit nouveau. Il est permis de voir dans les jeux pastoraux l'origine de la tragédie, et dans la danse l'origine de la symphonie; mais l'esprit d'Hamlet et la musique de la Neuvième symphonie de Beethoven n'ont rien à voir avec cette recherche archéologique. C'est ici que se trouve la valeur-limite de toute tradition: elle explique, elle calme, elle communique aux choses mouvantes une inertie mécanique, mais elle ne sanctifie rien, n'excuse rien et n'ouvre aucune perspective d'avenir. L'histoire nous l'enseigne sur mille exemples une forme d'État, une organisation publique, ont beau s'attacher à leurs origines historiques, se cramponner au but en vue duquel elles ont été primitivement créées; il arrive toujours un moment où elles sont envahies par un esprit nouveau qui laisse subsister la forme inoffensive, et en dépit de l'historien qui croyait avoir élevé en théorie un édifice intangible, la loi intérieure, revêtant les aspects de l'erreur, de la fausse interprétation et de la violence, infuse dans les vases purifiés une


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