Tartarin de Tarascon. Alphonse Daudet
Читать онлайн книгу.parions que non. Ce fut un événement.... En fin de compte, Tartarin ne partit pas, mais toutefois cette histoire lui [10]fit beaucoup d'honneur. Avoir failli aller à Shang-Hai ou y être allé, pour Tarascon, c'était tout comme. A force de parler du voyage de Tartarin, on finit par croire qu'il en revenait, et le soir, au cercle, tous ces messieurs lui demandaient des renseignements sur la vie à Shang-Haï, sur les moeurs, le climat, l'opium, [15]le Haut Commerce.
Tartarin, très bien renseigné, donnait de bonne grâce les
détails qu'on voulait, et, à la longue, le brave homme n'était pas
bien sûr lui même de n'être pas allé à Shang-Haï, si bien qu'en
racontant pour la centième fois la descente des Tartares, il en
[20]arrivait à dire très naturellement «Alors, je fais armer mes
commis, je hisse le pavillon consulaire, et pan! pan! par les
fenêtres, sur les tartares.» En entendant cela, tout le cercle
frémissait....
--Mais alors, votre Tartarin n'était qu'un affreux menteur.
[25]--Non! mille fois non! Tartarin n'était pas un menteur....
--Pourtant, il devait bien savoir qu'il n'était pas allé à
Shang-Haï!
--Eh! sans doute, il le savait. Seulement....
Seulement, écoutez bien ceci. Il est temps de s'entendre une
[30]fois pour toutes sur cette réputation de menteurs que les gens du Nord ont faite aux Méridionaux. Il n'y a pas de menteurs dans le Midi, pas plus à Marseille qu'à Nîmes, qu'à Toulouse qu'à Tarascon. L'homme du Midi ne ment pas, il se trompe.
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Il ne dit pas toujours la vérité, mais il croit la dire.... Son
mensonge à lui, ce n'est pas du mensonge, c'est une espèce de
mirage....
Oui, du mirage!... Et pour bien me comprendre, allez-vous-en
[5]dans le Midi, et vous verrez. Vous verrez ce diable de pays où le soleil transfigure tout, et fait tout plus grand que nature. Vous verrez ces petites collines de Provence pas plus hautes que la butte Montmartre et qui vous paraîtront gigantesques, vous verrez la Maison carrée de Nîmes,--un petit bijou d'étagère, [10]--qui vous semblera aussi grande que Notre-Dame. Vous verrez. Ah! le seul menteur du Midi, s'il y en a un, c'est le Soleil.... Tout ce qu'il touche, il l'exagère!... Qu'est-ce que c'était que Sparte aux temps de sa splendeur? Une bourgade. Qu'est ce que c'était qu'Athènes? Tout au plus une [15]sous-préfecture ... et pourtant dans l'histoire elles nous apparaissent comme des villes énormes. Voilà ce que le soleil en a fait....
Vous étonnerez-vous après cela que le même soleil, tombant
sur Tarascon, ait pu faire d'un ancien capitaine d'habillement
[20]comme Bravida, le brave commandant Bravida, d'un navet un baobab, et d'un homme qui avait failli aller à Shang-Hai un homme qui y était allé?
VIII
La ménagerie Mitaine.
Un lion de l'Atlas à Tarascon.
Terrible et solennelle entrevue
Et maintenant que nous avons montré Tartarin de Tarascon
comme il était en son privé, avant que la gloire l'eût baisé au
[25]front et coiffé du laurier séculaire, maintenant que nous avons raconté cette vie héroïque dans un milieu modeste, ses joies, ses douleurs, ses rêves, ses espérances, hâtons-nous d'arriver aux
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grandes pages de son histoire et au singulier événement qui
devait donner l'essor à cette incomparable destinée.
C'était un soir, chez l'armurier Costecalde. Tartarin de
Tarascon était en train de démontrer à quelques amateurs le
[5]maniement du fusil à aiguille, alors dans toute sa nouveauté.... Soudain la porte s'ouvre, et un chasseur de casquettes se précipite effaré dans la boutique, en criant: «Un lion!... un lion!...» Stupeur générale, effroi, tumulte, bousculade. Tartarin croise la baïonnette, Costecalde court fermer la porte. On [10]entoure le chasseur, on l'interroge, on le presse, et voici ce qu'on apprend: la ménagerie Mitaine, revenant de la foire de Beaucaire, avait consenti à faire une halte de quelques jours à Tarascon et venait de s'installer sur la place du château avec un tas de boas, de phoques, de crocodiles et un magnifique lion [15]de l'Atlas.
Un lion de l'Atlas à Tarascon! Jamais, de mémoire d'homme,
pareille chose ne s'était vue. Aussi comme nos braves chasseurs
de casquettes se regardaient fièrement! quel rayonnement sur
leurs mâles visages, et, dans tous les coins de la boutique Costecalde,
[20]quelles bonnes poignées de mains silencieusement échangées! L'émotion était si grande, si imprévue, que personne ne trouvait un mot à dire....
Pas même Tartarin. Pâle et frémissant, le fusil à aiguille
encore entre les mains, il songeait debout devant le comptoir....
[25]Un lion de l'Atlas, là, tout près, à deux pas! Un lion! c'est-à-dire la bête héroïque et féroce par excellence, le roi des fauves, le gibier de ses rêves, quelque chose comme le premier sujet de cette troupe idéale qui lui jouait de si beaux drames dans son imagination....
[30]Un lion, mille dieux!...
Et de l'Atlas encore!!! C'était plus que le grand Tartarin
n'en pouvait supporter....
Tout à coup un paquet de sang lui monta au visage.
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Ses yeux flambèrent. D'un geste convulsif il jeta le fusil à
aiguille sur son épaule, et, se tournant vers le brave commandant
Bravida, ancien capitaine d'habillement, il lui dit d'une voix
de tonnerre: «Allons voir ça, commandant.»
[5]--«Hé! bé ... hé! bé ... Et mon fusil!... mon fusil à aiguille que vous emportez!...» hasarda timidement le prudent Costecalde; mais Tartarin avait tourné la rue, et derrière lui tous les chasseurs de casquettes emboîtant fièrement le pas.
[10]Quand ils arrivèrent à la ménagerie, il y avait déjà beaucoup de monde. Tarascon, race héroïque, mais trop longtemps privée de spectacles à sensations, s'était rué sur la baraque Mitaine et l'avait prise d'assaut. Aussi la grosse madame Mitaine était bien contente.... En costume kabyle, les bras nus jusqu'au [15]coude, des bracelets de fer aux chevilles, une cravache dans une main, dans l'autre un poulet vivant, quoique plumé, l'illustre dame faisait les honneurs de la baraque aux Tarasconnais, et comme elle avait doubles muscles, elle aussi, son succès était presque aussi grand que celui de ses pensionnaires.
[20]L'entrée de Tartarin, le fusil sur l'épaule, jeta un froid.
Tous ces braves Tarasconnais, qui se promenaient bien tranquillement
devant les cages, sans armes, sans méfiance, sans
même aucune idée de danger, eurent un mouvement de terreur assez
naturel en voyant leur grand Tartarin entrer dans la baraque avec son
[25]formidable engin de guerre. Il y avait donc quelque chose