Le Diable amoureux. Jacques Cazotte
Читать онлайн книгу.que j'aime mieux me taire que d'approuver ou blâmer ce que je ne connais pas: je ne sais même ce que veut dire le mot cabale.
—Il a plusieurs significations, me dit-il: mais ce n'est point d'elles dont il s'agit, c'est de la chose. Croyez-vous qu'il puisse exister une science qui enseigne à transformer les métaux, et à réduire les esprits sous notre obéissance?
—Je ne connais rien des esprits, à commencer par le mien, sinon que je suis sûr de son existence. Quant aux métaux, je sais la valeur d'un carlin au jeu, à l'auberge et ailleurs, et ne peux rien assurer ni nier sur l'essence des uns et des autres, sur les modifications et impressions dont ils sont susceptibles.
—Mon jeune camarade, j'aime beaucoup votre ignorance; elle vaut bien la doctrine des autres: au moins vous n'êtes pas dans l'erreur, et si vous n'êtes pas instruit, vous êtes susceptible de l'être. Votre naturel, la franchise de votre caractère, la droiture de votre esprit me plaisent: je sais quelque chose de plus que le commun des hommes: jurez-moi le plus grand secret sur votre parole d'honneur, promettez de vous conduire avec prudence, et vous serez mon écolier.
—L'ouverture que vous me faites, mon cher Soberano, m'est très agréable. La curiosité est ma plus forte passion. Je vous avouerai que naturellement j'ai peu d'empressement pour nos connaissances ordinaires; elles m'ont toujours semblé trop bornées, et j'ai deviné cette sphère élevée dans laquelle vous voulez m'aider à m'élancer: mais quelle est la première clef de la science dont vous parlez? Selon ce que disaient nos camarades en disputant, ce sont les esprits eux-mêmes qui nous instruisent; peut-on se lier avec eux?
—Vous avez dit le mot, Alvare: on n'apprendrait rien de soi-même; quant à la possibilité de nos liaisons, je vais vous en donner une preuve sans réplique.»
Comme il finissait ce mot, il achevait sa pipe: il frappe trois coups pour faire sortir un peu de cendre qui restait au fond, la pose sur la table assez près de moi. Il élève la voix: «Calderon, dit-il, venez chercher ma pipe, allumez-la, et rapportez-la moi.»
Il finissait à peine le commandement, je vois disparaître la pipe; et, avant que j'eusse pu raisonner sur les moyens, ni demander quel était ce Calderon chargé de ses ordres, la pipe allumée était de retour, et mon interlocuteur avait repris son occupation.
Il la continua quelque temps, moins pour savourer le tabac que pour jouir de la surprise qu'il m'occasionnait; puis se levant, il dit: «Je prends la garde au jour, il faut que je repose. Allez vous coucher; soyez sage, et nous nous reverrons.»
Je me retirai plein de curiosité et affamé d'idées nouvelles, dont je me promettais de me remplir bientôt par le secours de Soberano. Je le vis le lendemain, les jours ensuite; je n'eus plus d'autre passion, je devins son ombre.
Je lui faisais mille questions; il éludait les unes et répondait aux autres d'un ton d'oracle. Enfin je le pressai sur l'article de la religion de ses pareils. «C'est, me répondit-il, la religion naturelle.» Nous entrâmes dans quelques détails; ses décisions cadraient plus avec mes penchants qu'avec mes principes; mais je voulais venir à mon but, et ne devais pas le contrarier.
—Vous commandez aux esprits, lui disais-je; je veux comme vous être en commerce avec eux: je le veux, je le veux.
—Vous êtes vif, camarade, vous n'avez pas subi votre temps d'épreuve; vous n'avez rempli aucune des conditions sous lesquelles on peut aborder sans crainte de cette sublime catégorie...
—Eh! me faut-il bien du temps?...—Peut-être deux ans...—J'abandonne ce projet, m'écriai-je; je mourrais d'impatience dans l'intervalle, vous êtes cruel, Soberano. Vous ne pouvez concevoir la vivacité du désir que vous avez créé dans moi: il me brûle...
—Jeune homme, je vous croyais plus de prudence; vous me faites trembler pour vous et pour moi. Quoi! vous vous exposeriez à évoquer des esprits sans aucune des préparations?...
—Eh! que pourrait-il m'en arriver?...—Je ne dis pas qu'il dût absolument vous en arriver du mal; s'ils ont du pouvoir sur nous, c'est notre faiblesse, notre pusillanimité qui le leur donne: dans le fond, nous sommes nés pour les commander...—Ah! je les commanderai...—Oui, vous avez le cœur chaud; mais si vous perdez la tête, s'ils vous effrayent à certain point?...
—S'il ne tient qu'à ne les pas craindre, je les mets au pis pour m'effrayer...—Quoi! quand vous verriez le diable?...—Je tirerais les oreilles au grand diable d'enfer...
—Bravo! Si vous êtes si sûr de vous, vous pouvez vous risquer, et je vous promets mon assistance. Vendredi prochain je vous donne à dîner avec deux des nôtres, et nous mettrons l'aventure à fin.»
Nous n'étions qu'à mardi: jamais rendez-vous galant ne fut attendu avec tant d'impatience. Le terme arrive enfin; je trouve chez mon camarade deux hommes d'une physionomie peu prévenante: nous dînons. La conversation roule sur des choses indifférentes.
Après dîner, on propose une promenade à pied vers les ruines de Portici. Nous sommes en route: nous arrivons. Ces restes des monuments les plus augustes, écroulés, brisés, épars, couverts de ronces, portent à mon imagination des idées qui ne m'étaient pas ordinaires. Voilà, disais-je, le pouvoir du temps sur les ouvrages de l'orgueil et de l'industrie des hommes. Nous avançons dans les ruines et enfin nous sommes parvenus presque à tâtons, à travers ces débris, dans un lieu si obscur, qu'aucune lumière extérieure n'y pouvait pénétrer.
Mon camarade me conduisait par le bras; il cesse de marcher, et je m'arrête. Alors un de la compagnie bat le fusil et allume une bougie. Le séjour où nous étions s'éclaire, quoique faiblement, et je découvre que nous sommes sous une voûte assez bien conservée, de vingt-cinq pieds en carré à peu près, et ayant quatre issues. Mon camarade, à l'aide d'un roseau qui lui servait d'appui dans sa marche, trace un cercle autour de lui sur le sable léger dont le terrain était couvert, et en sort après y avoir dessiné quelques caractères. «Entrez dans ce penthacle, mon brave, me dit-il, et n'en sortez qu'à de bonnes enseignes...
—Expliquez-vous mieux; à quelles enseignes en dois-je sortir?...—Quand tout vous sera soumis; mais avait ce temps, si la frayeur vous faisait faire une fausse démarche, vous pourriez courir les risques les plus grands.»
Alors il me donne une formule d'évocation courte, pressante, mêlée de quelques mots que je n'oublierai jamais. «Récitez, me dit-il, cette conjuration avec fermeté, et appelez ensuite à trois fois clairement Béelzébut, et surtout n'oubliez pas ce que vous avez promis de faire.»
Je me rappelai que je m'étais vanté de lui tirer les oreilles. Je tiendrai parole, me dis-je, ne voulant pas en avoir le démenti. «Nous vous souhaitons bien du succès, me dit-il; quand vous aurez fini, vous nous avertirez. Vous êtes directement vis-à-vis de la porte par laquelle vous devez sortir pour nous rejoindre.» Ils se retirent.
Jamais fanfaron ne se trouva dans une crise plus délicate: je fus au moment de les rappeler; mais il y avait trop à rougir pour moi; c'était d'ailleurs renoncer à toutes mes espérances. Je me raffermis sur la place où j'étais, je tins un moment conseil. On a voulu m'effrayer, dis-je; on veut voir si je suis pusillanime. Les gens qui m'éprouvent sont à deux pas d'ici, et à la suite de mon évocation je dois m'attendre à quelques tentatives de leur part pour m'épouvanter. Tenons bon; tournons la raillerie contre les mauvais plaisants.
Cette délibération fut assez courte, quoiqu'un peu troublée par le ramage des hiboux et des chats-huants qui habitaient les environs, et même l'intérieur de ma caverne.
Un peu rassuré par mes réflexions, je me rasseois sur mes reins; je me piète; je prononce l'évocation d'une voix claire et soutenue; et en grossissant le son, j'appelle à trois reprises et à très courts intervalles, Béelzébut.
Un frisson courait dans toutes mes veines, et mes cheveux se hérissaient sur la tête.
À peine avais-je fini, une fenêtre s'ouvre à deux battants, vis-à-vis de moi, au haut de la voûte: un torrent de lumière plus éblouissante que celle du jour fond par cette ouverture: une