Le Diable amoureux. Jacques Cazotte

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Le Diable amoureux - Jacques Cazotte


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ému jusqu'au fond du cœur, et j'oubliais presque que j'étais le créateur du charme qui me ravissait.

      La cantatrice m'adressait les expressions tendres de son récit et de son chant. Le feu de ses regards perçait à travers le voile; il était d'un pénétrant, d'une douceur inconcevables: ces yeux ne m'étaient pas inconnus. Enfin, en assemblant les traits, tels que le voile me les laissait apercevoir, je reconnus dans Fiorentina le fripon de Biondetto; mais l'élégance, l'avantage de la taille se faisaient beaucoup plus remarquer sous l'ajustement de femme, que sous l'habit de page.

      Quand la cantatrice eut fini de chanter, nous lui donnâmes de justes éloges. Je voulus l'engager à nous exécuter une ariette vive pour nous donner lieu d'admirer la diversité de ses talents. «Non, répondit-elle; je m'en acquitterais mal dans la disposition d'âme où je suis: d'ailleurs, vous avez dû vous apercevoir de l'effort que j'ai fait pour vous obéir. Ma voix se ressent du voyage, elle est voilée: vous êtes prévenus que je pars cette nuit. C'est un cocher de louage qui m'a conduite, je suis à ses ordres; je vous demande en grâce d'agréer mes excuses, et de me permettre de me retirer.» En disant cela, elle se lève, veut emporter sa harpe. Je la lui prends des mains; et, après l'avoir reconduite jusqu'à la porte par laquelle elle s'était introduite, je rejoins la compagnie.

      Je devais avoir inspiré de la gaieté, et je voyais de la contrainte dans les regards; j'eus recours au vin de Chypre. Je l'avais trouvé délicieux; il m'avait rendu mes forces, ma présence d'esprit: Je doublai la dose, et, comme l'heure s'avançait, je dis à mon page, qui s'était remis à son poste derrière mon siége, d'aller faire avancer ma voiture. Biondetto sort sur-le-champ, va remplir mon intention.

      «Vous avez ici un équipage, me dit Soberano?—Oui, répliquai-je, je me suis fait suivre, et j'ai imaginé que si notre partie se prolongeait, vous ne seriez pas fâchés d'en revenir commodément. Buvons encore un coup, nous ne courrons pas les risques de faire de faux pas en chemin.»

      Ma phrase n'était pas achevée, que le page rentre suivi de deux grands estafiers bien tournés, superbement vêtus à ma livrée. «Seigneur don Alvare, me dit Biondetto, je n'ai pu faire approcher votre voiture; elle est au delà, mais tout auprès de ces débris dont ces lieux-ci sont entourés.» Nous nous levons, Biondetto et les estafiers nous précèdent; on marche.

      Comme nous ne pouvions aller quatre de front entre des bases et des colonnes brisées, Soberano, qui se trouvait seul à côté de moi, me serra la main. «Vous me donnez un beau régal, ami; il vous coûtera cher.

      —Ami, répliquai-je, je suis trop heureux s'il vous a fait plaisir; je vous le donne pour ce qu'il me coûte.»

      Nous arrivons à la voiture; nous trouvons deux autres estafiers, un cocher, un postillon, une voiture de campagne à mes ordres aussi commode qu'on eût pu le désirer. J'en fais les honneurs, et nous prenons légèrement le chemin de Naples.

      Nous gardâmes quelque temps le silence: enfin un des amis de Soberano le rompt. «Je ne vous demande point votre secret, Alvare; mais il faut que vous ayez fait des conventions singulières. Jamais personne ne fut servi comme vous l'êtes, et depuis quarante ans que je travaille, je n'ai pas obtenu le quart des complaisances que l'on vient d'avoir pour vous dans une soirée. Je ne parle pas de la plus céleste vision qu'il soit possible d'avoir, tandis que l'on afflige nos yeux plus souvent qu'on ne songe à les réjouir. Enfin, vous savez vos affaires, vous êtes jeune; à votre âge, on désire trop pour se laisser le temps de réfléchir, et on précipite ses jouissances.»

      Bernadillo, c'était le nom de cet homme, s'écoutait en me parlant et me donnait le temps de penser à ma réponse.

      —J'ignore, lui répliquai-je, par où j'ai pu m'attirer des faveurs distinguées; j'augure qu'elles seront très courtes, et ma consolation sera de les avoir toutes partagées avec de bons amis.» On vit que je me tenais sur la réserve, et la conversation tomba.

      Cependant le silence amena la réflexion: je me rappelai les discours de Soberano et de Bernadillo, et conclus que je venais de sortir du plus mauvais pas dans lequel une curiosité vaine et la témérité eussent jamais engagé un homme de ma sorte. Je ne manquais pas d'instruction, j'avais été élevé jusqu'à treize ans sous les yeux de don Bernardo de Maravillas, mon père, gentilhomme sans reproche, et par dona Mencia, ma mère, la femme la plus religieuse, la plus respectable qui fût dans l'Estramadure. «Oh! ma mère! disais-je, que penseriez-vous de votre fils, si vous l'aviez vu, si vous le voyiez encore? Mais cela ne durera pas, je m'en donne parole.»

      Cependant la voiture arrivait à Naples. Je reconduisis chez eux les amis de Soberano. Lui et moi revînmes à notre quartier. Le brillant de mon équipage éblouit un peu la garde devant laquelle nous passâmes en revue, mais les grâces de Biondetto, qui était sur le devant du carrosse, frappèrent encore davantage les spectateurs.

      Le page congédie la voiture et la livrée, prend un flambeau de la main des estafiers, et traverse les casernes pour me conduire à mon appartement: mon valet de chambre, encore plus étonné que les autres, voulait parler pour me demander des nouvelles du nouveau train dont je venais de faire la montre. «C'en est assez, Carle, lui dis-je en entrant dans mon appartement, je n'ai pas besoin de vous: allez vous reposer, je vous parlerai demain.»

      Nous sommes seuls dans ma chambre, et Biondetto a fermé la porte sur nous; ma situation était moins embarrassante au milieu de la compagnie dont je venais de me séparer, et de l'endroit tumultueux que je venais de traverser.

      Voulant terminer l'aventure, je me recueillis un instant. Je jette les yeux sur le page, les siens sont fixés vers la terre; une rougeur lui monte sensiblement au visage: sa contenance décèle de l'embarras et beaucoup d'émotion; enfin je prends sur moi de lui parler.

      «Biondetto, vous m'avez bien servi, vous avez même mis des grâces à ce que vous avez fait pour moi, mais comme vous vous étiez payé d'avance, je pense que nous sommes quittes...

      —Don Alvare est trop noble pour croire qu'il ait pu s'acquitter à ce prix...

      —Si vous avez fait plus que vous ne me devez, si je vous dois de reste, donnez votre compte; mais je ne vous réponds pas que vous soyiez payé promptement. Le quartier courant est mangé; je dois au jeu, à l'auberge, au tailleur...

      —Vous plaisantez hors de propos...

      —Si je quitte le ton de plaisanterie, ce sera pour vous prier de vous retirer, car il est tard et il faut que je me couche...

      —Et vous me renverriez incivilement à l'heure qu'il est? Je n'ai pas dû m'attendre à ce traitement de la part d'un cavalier espagnol. Vos amis savent que je suis venue ici; vos soldats, vos gens m'ont vue, et ont deviné mon sexe. Si j'étais une vile courtisane, vous auriez quelque égard pour les bienséances de mon état, mais votre procédé pour moi est flétrissant, ignominieux: il n'est pas de femme qui n'en fût humiliée...

      —Il vous plaît donc à présent d'être femme pour vous concilier des égards? Eh bien! pour sauver le scandale de votre retraite, ayez pour vous le ménagement de la faire par le trou de la serrure...

      —Quoi! sérieusement, sans savoir qui je suis...—Puis-je l'ignorer?...—Vous l'ignorez, vous dis-je, vous n'écoutez que vos préventions; mais, qui que je sois, je suis à vos pieds, les larmes aux yeux: c'est à titre de client que je vous implore. Une imprudence plus grande que la vôtre, excusable peut-être, puisque vous en êtes l'objet, m'a fait aujourd'hui tout braver, tout sacrifier pour vous obéir, me donner à vous et vous suivre. J'ai révolté contre moi les passions les plus cruelles, les plus implacables; il ne me reste de protection que la vôtre, d'asile que votre chambre; me la fermerez-vous, Alvare? Sera-t-il dit qu'un cavalier espagnol aura traité avec cette rigueur, cette indignité, quelqu'un qui a sacrifié pour lui une âme sensible, un être faible dénué de tout autre secours que le sien, en un mot, une personne de mon sexe?»

      Je reculais autant qu'il m'était possible, pour me tirer d'embarras; mais elle embrassait mes genoux, et me suivait sur les siens: enfin, je suis rangé contre le mur. «Relevez-vous, lui dis-je, vous venez sans y penser de me prendre par mon serment. Quand


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