Le meurtre d'une âme. Daniel Lesueur

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Le meurtre d'une âme - Daniel Lesueur


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un haut-le-corps en arrière.

      —«Oui, je l'aime, mon mari,» déclara-t-elle avec force.

      —«Bah!... il s'amuse avec les filles des villages où il passe.

      —Tant mieux!» s'écria-t-elle dans une espèce de rire sanglotant, «car ça prouverait qu'il n'est pas mort.»

      L'officier allemand la considéra d'un air moins brutal. Soit qu'en lui un peu de pitié se fût émue, soit que l'attitude de cette femme, sa défensive résolue, sa tristesse, eussent tempéré momentanément l'effervescence passionnée qui l'avait amené là.

      —«Allons,» fit-il d'un ton bon enfant, «si vous êtes chentille, on s'en occupera, de votre mari. On pourrait peut-être vous en faire avoir des nouvelles.»

      Louise joignit les mains.

      —«Oh! monsieur l'officier... Vous voudriez bien?» demanda-t-elle.

      —«Barpleu!...»

      Elle eut la candeur de croire que l'existence de ce mari, révélée au colonel prussien, détournerait à jamais celui-ci de son entreprise galante. Et la candeur non moins grande de penser qu'il pouvait découvrir le sort d'un pauvre pioupiou français dans cette mêlée formidable de deux peuples.

      —«Je vais vous écrire son nom... son régiment, monsieur l'officier... le temps de trouver du papier, une plume...»

      Elle devenait empressée, presque souriante, les yeux adoucis.

      La tentation, chez l'homme, se réveilla plus aiguë. Seulement il doutait de réussir par la force. Il eut recours à l'astuce.

      —«Vous m'apporterez les renseignements ce soir, au château,» dit-il. «Je ne puis pas attendre.»

      Louise se retourna, les bras tombés.

      —«Mais oui,» reprit-il, en fixant sur elle un regard plus explicite sans doute qu'il ne voulait. «Venez au château vers neuf heures, après dîner... Je vous promets de m'occuper de votre mari. S'il se trouve en Allemagne, je veillerai à ce qu'il soit bien traité et mis en liberté le plus tôt possible.»

      Elle demeurait figée.

      —«Vous entendez, la cholie prunette?

      —Oui, monsieur l'officier.

      —Et vous viendrez?»

      Elle fit un effort:

      —«Oui... monsieur l'officier.»

      Quand il fut parti, non sans lui avoir envoyé un baiser du pas de la porte, avec sa lourde galanterie germanique, Louise resta douloureusement pensive.

      «Si c'était vrai... S'il me donnait des nouvelles de mon Lucien. S'il empêchait qu'on le maltraite, là-bas, dans les forteresses de son maudit pays...» Un frisson la parcourut toute. «Oh! ce serait payer la chose trop cher! quelle abomination!»

      Elle se remit au travail de sa layette. Mais son aiguille, maintenant, courait moins vite. La joie mélancolique qui, tout à l'heure, lui mettait un sourire aux lèvres en même temps que des larmes aux yeux, avait disparu. Ses paupières étaient sèches, sa bouche se crispait avec amertume. Un horrible débat se livrait en elle.

      Le soir, vers neuf heures, la Louison sortit. Dehors, un souffle moite l'enveloppa. Le vent soufflait du sud. La neige commençait à fondre. C'était le dégel. La femme du garde rentra, pour glisser ses pieds chaussés de feutre dans des socques de bois. Puis elle se dirigea vers le château. Le long des allées, une obscurité d'encre traînait sous le ciel bas. Le sol spongieux s'écrasait sous ses semelles. Les arbres en s'égouttant laissaient parfois tomber comme une larme sur son visage.

      Elle arriva devant la terrasse et vit les croisées du rez-de-chaussée lumineuses, comme le soir où elle venait chercher Mlle Armande pour la conduire auprès de l'Italien. Louise gravit les marches du perron. Mais le bruit de ses socques sur la pierre l'interloqua. En deux coups de pied, elle s'en débarrassa et traversa la terrasse, ne sentant pas que ses chaussons se trempaient sur les dalles ruisselantes. S'arrêtant devant une fenêtre, elle regarda dans l'intérieur. C'était l'un des salons, qui servait de salle à manger au colonel. Celui-ci était encore à table, avec deux officiers subalternes. Tous trois fumaient, buvaient des liqueurs, devisaient avec une gaieté épaisse, dans le débraillement de leurs uniformes, car la digestion les échauffait, et la cheminée, bourrée de bois, flambait comme si la température ne se fût pas attiédie. Les ceinturons glissaient des tailles massives. Les faces rougeoyaient. Les bottes crottées se posaient sur les soies anciennes des petites chaises délicieuses. On voyait les éperons crever le tendre tissu.

      Ces hommes-là, bientôt, sans doute, rentrés chez eux, se sangleraient et se redresseraient pour des dîners de gala. Ils diraient des fadeurs aux dames, s'extasieraient devant des mobiliers de style, et sembleraient tirer leur plus grand plaisir des raffinements de l'élégance mondaine, de la discrétion des causeries, de l'arrangement artistique du cadre. Ici, le fond de nature éclatait dans la joie des contraintes abolies, de la civilisation bafouée, de l'art livré à l'ordure. Ces gens du monde—car c'en étaient—ne goûtaient, dans leur victoire, que l'ignoble délice de s'affranchir des lois du monde, de donner cours à la bestialité tenue en laisse depuis leur naissance. Le goût instinctif de destruction, inné chez tout être humain, en se satisfaisant, libérait en eux la sauvagerie primitive. Ils souillaient ou brisaient des meubles qu'ils eussent admirés dans un musée, fendaient des tableaux dont ils auraient vanté la poésie dans une exposition, se vautraient sur des étoffes dont la délicatesse les eût fait s'extasier devant un connaisseur. Tant il est vrai que presque tout est convention dans la politesse sociale, et comédie dans la subtilité des sensations dont se targuent les foules cultivées. Mais bénis soient les artistes, qui jettent cette parure somptueuse sur les laideurs de la grossièreté humaine! Et louées à jamais soient la vanité et la mode, qui contraignent les plus réfractaires à s'en parer!

      Louise ne réfléchissait pas si loin. Elle frémissait de dégoût et de haine devant cet étalage de brutalité soldatesque. Surtout elle s'hypnotisait d'aversion devant le colonel. Elle regardait sa face empourprée, sous les cheveux pâles, ses prunelles vacillantes entre les paupières alourdies, sa bouche odieuse bavant dans un rire le jus d'un cigare, ses mains énormes, la saillie débridée de son ventre sous l'uniforme entr'ouvert. Elle était venue jusqu'ici à l'appel de cet homme-là! Était-ce possible?... Pour son mari!... Mais son mari, son Lucien, préférerait cent fois la mort. Elle avait eu l'idée de cette soumission monstrueuse, elle, la Louison, qui portait aux profondeurs de son être l'enfant de son amour, le fils de l'absent, de celui qui, peut-être, mourait à cette heure par le fait même d'hommes tels que celui-ci, vêtus de cet uniforme, coiffés de ce casque, dont elle voyait luire la forme agressive et abhorrée!... Elle eut un cri étouffé, s'ébroua toute, comme pour secouer une effroyable souillure, et se détournant, courut, glissa ses pieds trempés dans ses sabots, puis s'enfuit dans la nuit, parmi la neige, en déroute, sous les pleurs des arbres, vers la petite maison où palpitaient, chauds encore, les baisers de son Lucien.

      A ce moment, le colonel brandebourgeois disait à ses subalternes, dans le plus pur allemand:

      —«Et maintenant, les enfants, vous allez me ficher la paix. J'attends la visite de la petite jardinière aux cheveux noirs. Une Française pure race, celle-là. Ça frétille et ça riposte, et ça a le diable sous la peau... C'est souple et vif comme une anguille... Depuis que je l'ai approchée cet après-midi, j'en ai du salpêtre dans les veines. Allez vous promener où vous voudrez. Mais si vous la rencontrez, pas de blague, hein?... Elle est à moi... La part du chef... Et si elle crie un peu, tâchez de ne pas entendre.»

       Table des matières

       L'ARRÊT DU DESTIN

Lettre L.

      La


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