Chacune son Rêve. Daniel Lesueur

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Chacune son Rêve - Daniel Lesueur


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Visage banal, rasé, tenue bourgeoise,—avec ce je ne sais quoi qui décèle quand même les attitudes du service. Il me fit l'effet d'un intendant, d'un majordome. Un peu d'accent altérait la correction parfaite de ses paroles. Mais un accent à peine appréciable,—provincial peut-être plutôt qu'étranger.

       —«C'est moi. Mais,»—me hâtai-je d'ajouter,—«je n'exerce pas ici, sauf auprès des indigents. Voulez-vous l'adresse d'un de mes confrères, à Parmain, à Beaumont?

       —Mademoiselle, c'est pour une jeune femme en couches, près d'ici. Elle souffre atrocement. Elle ne veut qu'une femme auprès d'elle... Une question d'humanité. Si vous jugiez qu'une autre intervention est nécessaire, il serait toujours temps...

       —Mais je ne suis pas sage-femme.»

       La religieuse, sans quitter l'auto, s'approcha de la portière.

       —«Docteur,» commença-t-elle... (Et, faut-il l'avouer? cette façon de m'interpeller me flatta, me disposa favorablement. A quoi tiennent nos décisions?) «Docteur... par la sainte charité chrétienne, ne refusez pas. Il s'agit surtout d'influence morale... Je m'y connais un peu, je ne crois pas à un cas compliqué... Mais la pauvre créature est à bout de forces... Elle ne veut qu'une femme... D'ailleurs, la bonté, la solidarité féminines, voilà ce qu'il nous faut... La situation est délicate...»

       Elle baissa encore la voix pour m'insinuer la dernière phrase.

      Cette religieuse... (Je ne reconnaissais pas du tout son ordre, ne voyant qu'un vague paquet noir, et une étroite cornette blanche, épinglée d'un voile également noir, dont l'ombre me dérobait presque tout à fait son visage.) Cette religieuse, à l'intonation papelarde, ne parvenait pas à m'émouvoir. Elle ne sentait pas ce qu'elle disait, elle récitait une leçon. Mais quoi!... Ces femmes, qui côtoient tant de misères, ne peuvent les partager toutes. Celle-ci—garde-malade—était peut-être engourdie, hébétée de veilles. Ce qu'elle proférait, machinalement, n'en était pas moins la vérité. Une malheureuse se tordait dans les douleurs les plus atroces qui soient, compliquées de je ne sais quelles souffrances morales,—souffrances trop faciles à deviner des maternités clandestines, tragiques. Elle criait après la sympathie d'une autre femme... Non pas après les soins vulgaires d'une professionnelle de village, mais après la fraternité compréhensive d'une âme proche de la sienne. La pitié parla en moi. Puis, d'autres sentiments aussi. Ne sommes-nous pas des êtres trop complexes pour qu'aucune de nos impulsions soit simple? Nous attribuons toujours au ressort le plus honorable le déclanchement de notre volonté. Que de causes obscures dont nous nous plaisons à ignorer l'influence! Mais, comme je veux ici tout dire, je dois reconnaître qu'une sorte d'attraction romanesque s'ajouta, pour me décider, à l'entrain généreux. La mise en scène nocturne, l'élégance de la voiture, le roman qui me serait divulgué, le choix qu'on faisait de moi, la confiance qu'on me témoignait, même ce qu'il y avait d'un peu hasardeux à partir ainsi dans les ténèbres, vers le mystère,—tout eut sa part dans la légère exaltation où s'échauffa définitivement mon zèle secourable.

       —«Soit!... Un instant... Estelle, cherchez-moi vite mon manteau de voyage, ma trousse, et une écharpe pour jeter sur ma tête.»

       Lorsqu'elle revint avec ces objets, je lui enjoignis de prévenir ma tante.

       —«Allons-nous loin?» demandai-je.

       —«Trois quarts d'heure d'ici. Que Mademoiselle ne se préoccupe de rien. L'auto sera à ses ordres pour le retour.

       —Vous entendez, Estelle, dites bien à ma tante qu'elle ne s'inquiète pas.»

       Enveloppée dans mon grand manteau, l'écharpe de gaze posée sur mes cheveux, je montai dans la voiture.

       Comment!... l'individu que j'avais pris pour un intendant m'y suivait!... Cela ne me plut guère. Qu'il fût venu à l'intérieur de la limousine avec l'infirmière, soit. Mais maintenant que nous étions deux femmes (mon inconscient seul ajoutait:—«dont madame le docteur Francine»), il aurait pu s'asseoir à côté du chauffeur. La température même ne lui aurait pas rendu trop pénible ce devoir de respect. Car la nuit de novembre était tiède.

       J'abaissai la vitre à côté de moi. Un air moite, humide, mais sans pluie, me caressa le visage.

      Je voulus demander quelques renseignements sur l'état de la personne à qui je portais mes soins, mais songeant que j'aurais tout le temps, je laissai ma pensée s'évader au dehors, dans l'enchantement triste de la nuit.

       Une vague clarté tombait du ciel sur de grands espaces obscurs. Comme nous filions à toute vitesse vers Persan, c'était, de part et d'autre de la route, la morne étendue des champs de betteraves, cultivées pour les raffineries. Bientôt commença la petite cité ouvrière. Quelle muette résignation, dans les ténèbres pâles, de toutes ces humbles maisonnettes pareilles, avec leur unique porte, leur unique fenêtre, leur échelle de poules montant à l'unique étage, dans le carré de leur jardinet! Quel silence!... quel lourd sommeil!... L'auto jetait sur chaque pauvre façade close le regard brutal de ses phares. Et mon cœur se serrait,—comme à l'hôpital, quand le chef de service, découvrant devant nous quelque tare humaine, sur un pauvre corps de misère, y projette sa science et nous instruit, sans se soucier des pudeurs et des épouvantes que brutalise l'impitoyable clarté.

       Nous passâmes l'Oise sur le pont de Beaumont. La côte fut montée, la petite ville traversée en un éclair. Encore une route à travers champs. Puis nous pénétrâmes dans la forêt de Carnelle.

       Un imperceptible frisson me traversa. Ici, la vraie obscurité, la vraie solitude, le sourd abîme où nul cri ne serait entendu. Et j'y étais seule, avec des gens que je ne connaissais pas.

       La présence de la religieuse me rassurait. Je me tournai vers elle pour lui poser enfin les questions nécessaires.

       L'intérieur de l'auto n'étant pas éclairé, je distinguais très vaguement les physionomies de mes compagnons de route. Et je les avais si peu, si mal vues, dans une si hésitante perplexité, que je ne les imaginais pas davantage.

       —«Ma sœur,» commençai-je à voix basse, «voudriez-vous me donner quelques indications sur la personne auprès de qui vous me conduisez? Elle est jeune, m'avez-vous dit, très jeune?

       —Vous en jugerez.

       —Vous ne savez pas son âge!... Est-elle primipare?» (Mais, interprétant aussitôt le terme scientifique): «Est-ce son premier enfant?»

       L'infirmière ne répondit pas. Elle s'agita un peu. Et il me sembla, au mouvement de sa jambe contre la mienne, qu'elle avançait le pied pour chercher celui de l'homme placé en face de nous sur un des strapontins. Comme s'il eût attendu le signal, cet individu prit la parole:

       —«Mademoiselle,» me dit-il,—toujours avec le même ton déférent—«ne vous alarmez pas. Madame la religieuse ici présente vous jurera, comme je vous le jure moi-même, que vous n'avez rien à craindre.»

       Cet exorde ne laissa pas que de m'impressionner fort désagréablement. Mais j'étais en pleine forêt nocturne, dans une auto qui faisait du quatre-vingts à l'heure. Inutile, par conséquent, de bouger ou de crier. Je ne fis ni l'un ni l'autre.

       Ce fut la religieuse qui continua. Sa voix onctueuse me parut plus inquiétante.

       —«Vous comprendrez, docteur. Vous ne nous en voudrez pas. La naissance à laquelle vous allez aider doit être entourée du plus profond mystère. Des malheurs effroyables seraient le résultat d'une indiscrétion,


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