Chacune son Rêve. Daniel Lesueur

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Chacune son Rêve - Daniel Lesueur


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professionnel?... J'y suis astreinte sur l'honneur. Ose-t-on supposer que j'y faillirais?

       —Certes, non... mais enfin...

       —L'intérêt même m'y oblige, voyons...» ajoutai-je. «Un médecin qui ne s'y tiendrait pas scrupuleusement ruinerait sa carrière.»

       Vains arguments. Mes compagnons ne m'écoutaient pas, plaçant un ou deux mots d'aquiescement vague pour mieux saisir l'opportunité de leur action. Encore une fois, je crus surprendre un échange de gestes, comme un signal. Aussitôt une étoffe opaque s'enroula autour de ma tête, me couvrant le visage, si étroitement que je crus suffoquer.

       Quelle terreur!... Ces gens voulaient m'étouffer. J'allais mourir... Mais non. L'un d'eux dit à l'autre:

       —«Je tiens bien. Tu peux dégager la bouche.»

       Ce tutoiement me frappa. Surtout, lorsque, avec une respiration plus libre, me revint la faculté d'observer, alors que le son de cette phrase persistait dans mon oreille.

      C'était la religieuse qui avait parlé. Du moins, j'en eus l'impression, bien que la voix, moins contenue, eut pris tout à coup une rudesse masculine. La main qui me tenait le bras de son côté possédait une vigueur plutôt singulière pour une femme. Depuis cet instant, je suis demeurée persuadée que la soi-disant porteuse de cornette était un homme. Cependant je n'en eus pas d'autre preuve. Après tout, il existe d'assez robustes paysannes, qu'elles aient ou non droit à l'habit monastique, pour avoir rempli cette méchante mission avec une semblable énergie.

       L'individu assis sur le strapontin me serrait l'autre bras dans un étau non moins solide. En même temps, il tordait et maintenait l'étoffe dont j'étais aveuglée. Pour avoir plus de force, et mieux prévenir tout mouvement de ma part, il se penchait sur moi jusqu'à me toucher de sa poitrine, tandis que ses genoux captaient rudement les miens. La fureur et l'écœurement de ce contact m'affolaient. Ces violences physiques sur ma personne me faisaient bouillir le sang. Mais que dire?... que faire?... Ils étaient les plus forts. Et, dans l'angoisse de ces intolérables minutes, je n'avais qu'un espoir: c'est qu'ils ne m'eussent pas menti. La fin de cette horrible course serait-elle vraiment ce qu'ils m'avaient annoncé? Plût au ciel!... Aveuglée, oppressée, impuissante, éperdue, je me sentais rouler dans un abîme d'effroi. Et ce n'était pas la mort que je craignais le plus.

      Combien de temps cela dura-t-il? A quelle distance de la forêt de Carnelle s'arrêta l'auto? Dans quelle direction avait-elle roulé, à cette allure vertigineuse,—unique indice qu'il me fût possible de percevoir? Je l'ignore. Je l'ignorerai probablement toujours. A quoi servirait de risquer même une appréciation? La voiture eût viré pour retourner d'où nous venions, que je ne m'en serais pas aperçue. Quant à la durée, nous ne l'estimons qu'à la mesure de nos sensations. Ce qui me sembla d'interminables heures n'était peut-être que de rapides minutes.

       Lorsque l'auto eut stoppé, les bras qui me maintenaient ne desserrèrent pas leur étreinte. Au contraire, il me parut que d'autres arrivaient à l'aide pour m'entourer, me traîner ou me porter. Car, bien qu'on m'eût d'abord posé les pieds à terre, je ne crois pas m'en être servie ensuite, pour gravir les perrons et les étages dont je dus faire, plus ou moins volontairement, l'ascension.

       Lorsqu'on m'enleva l'espèce de casque d'étoffe sous lequel je ne différenciais même pas la lumière de l'obscurité, je demeurai un instant éblouie.

       La terreur ayant fini par l'emporter chez moi sur l'indignation, mon premier mouvement ne fut pas pour protester contre le traitement subi. J'essayai de constater où je me trouvais et ce qui m'y attendait. L'intervalle que mirent mes yeux meurtris et clignotants à recouvrer la netteté de leur vision, suffit pour que ceux que j'appellerai mes ravisseurs s'esquivassent. Ni l'homme que j'avais pris pour un intendant, ni la religieuse—fausse ou vraie—ne se trouvaient dans la chambre dont mon regard faisait le tour.

      Cette chambre, largement éclairée à l'électricité, vaste et haute, voûtée dans le style gothique, avec des arcs-doubleaux, avait trois fenêtres, closes de volets intérieurs, et deux portes, fermées,—peut-être à clef. Elle me fit un effet contradictoire, d'opulence et de délabrement. Par ses proportions, par son décor architectural, elle décelait une demeure plutôt somptueuse, un château sans doute. Mais est-ce qu'une armée pillarde avait passé par là? Les rideaux, les tapis, les tableaux, le mobilier manquaient. Les murs étaient nus.

       Je consigne tout de suite une réflexion dont je ne m'avisai que plus tard: c'est qu'on avait dû démeubler cette pièce lorsqu'il devint indispensable d'y introduire un docteur,—pour que cet étranger n'en gardât aucun souvenir distinct et caractéristique. A moins que ce ne fût une précaution d'hygiène, pour établir autour de l'accouchée un milieu aseptique,—ainsi que j'en jugeai au premier abord.

       Il y avait, naturellement, les objets essentiels. Avant tout, le lit. Un lit quelconque, en bois sombre, assez large et sans aucune draperie. Puis, une grande table, couverte d'objets de toilette ou de pharmacie, et des chaises fort ordinaires.

       Du lit s'échappait une plainte faible et continue, sans qu'on pût discerner le pauvre être qui gémissait ainsi. Cette plainte exhalait tant de souffrance découragée, qu'elle me perça le cœur.

       A côté du lit, en face de moi, une femme se tenait debout.

      Si rapides qu'eussent été ces constatations, elles venaient après une autre qui frappait aussi désagréablement mes sens que ma pensée. Une odeur de chloroforme saturait l'atmosphère. Moi qui venais de suffoquer à demi sous mon bandeau, je ne pus supporter l'asphyxiante impression. En même temps, je m'en alarmai comme médecin.

       —«De l'air... Il faut de l'air, ici,» m'écriai-je.

       La personne qui se trouvait près du lit ayant fait une espèce de geste vague,—plutôt négatif,—je me dirigeai résolument vers une des fenêtres, pour l'ouvrir moi-même. Les volets pleins qui s'y appliquaient à l'intérieur résistèrent à tous mes efforts. Il en fut de même aux deux autres croisées. Munis d'une fermeture hermétique, ils ne bougèrent pas plus que le mur même. Cette constatation m'incita à tâter les serrures des portes. Les portes étaient closes aussi solidement que les volets.

       L'inquiétante impression ramena ma main, meurtrie par la lutte, vers une petite sacoche suspendue à ma ceinture, où j'avais eu soin de placer, ce soir-là, comme toujours pour mes sorties nocturnes, un revolver,—d'ailleurs minuscule et peu redoutable, un revolver-bijou. Je possédais toujours la sacoche, mais on en avait enlevé le revolver,—fort adroitement, je dois le dire, je ne m'en étais pas aperçue. Une exclamation indignée m'échappa.

       —«Où suis-je?» m'écriai-je, presque avec fureur, en revenant vers la femme immobile. «Quel est ce guet-apens?

       —Chut!...» fit-elle, posant un doigt sur ses lèvres, et me désignant la forme torturée qui se convulsait sous les couvertures.

       Étrange chose... Extraordinaire instant.

       La femme... (une créature assez jeune, insignifiante, la silhouette enveloppée d'une blouse d'infirmière)... son expression soumise et irresponsable, son geste de compassion profonde, sa mimique instinctive, mais vraiment sublime, qui semblait dire: «Qu'importe!... Voici de la douleur, et le reste n'est rien...» Ceci me bouleversa, me transforma, me fit tout oublier. Une voix secrète me suggéra: «Tu es médecin... agis... soulage.» Le lieu où j'étais, ce que j'y pouvais craindre, la violence qui m'avait été faite,—tout disparut, la peur aussi bien que la colère, la curiosité comme la volonté d'observation. Il ne me resta que l'exaltation du devoir professionnel et la pitié.

       Je me penchai


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