Chacune son Rêve. Daniel Lesueur

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Chacune son Rêve - Daniel Lesueur


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au fur et à mesure des puériles péripéties qui marquent la première croissance. Une sorte de très bref journal, tenu par scrupule vis-à-vis de l'inconnu qui pourrait un jour se targuer d'un droit à savoir: la mère de l'enfant... le mari de Francine... l'enfant lui-même...

      Avant d'en prendre connaissance, Delchaume se reporta aux premières lignes, à cette espèce d'épigraphe où figurait son nom, et que sa femme ajouta peu de jours après leur mariage. La date l'indiquait.

      Maintenant il en comprendrait sans doute la portée.

       Raymond adoré, ce livre contient mon secret. S'il tombe entre tes mains de mon vivant, ou après ma mort, sans que j'aie pu t'en parler, ne me blâme pas.

       Je suis ta femme, ta femme si heureuse!... Une telle douceur m'alanguit l'âme, que je n'ai pas la force, en ce moment, d'interroger ma conscience, de me demander si mon devoir est de te faire cette révélation ou d'attendre encore.

       Ah! laisse... Je veux goûter pleinement la sérénité divine de ces jours, qui seront tout mon paradis. Il me semble que l'ombre du drame traversé, cette ombre qui, par instant, repasse sur mon chemin et me fait frissonner, glacerait l'insouciance de notre joie. N'ayant rien commis de mal, j'ai tout le temps de t'appeler au partage d'une responsabilité, peut-être d'un péril. J'entends encore une voix cruelle qui me dit:—«Si vous aimez quelqu'un au monde, ne lui parlez jamais de ce que vous avez vu ici.»

       Raymond tant aimé, quand cette voix retentit dans mon souvenir, et que je pense à toi, je deviens lâche.

       Hélas!... je l'entends gronder autour de moi, l'affreuse menace. Quelque chose plane sur ma tête... Un œil méchant me suit... Je désarmerai peut-être cette puissance invisible en me cachant encore de toi. Il m'en coûte. Mais si, dans ta téméraire fierté masculine, tu allais braver le mystère, montrer que tu sais, me suggérer une autre attitude... Qu'en résulterait-il pour toi?... Et n'exposerions-nous pas un petit être sans défense?

       Ah! pardon, mon Raymond, pardon... Laisse-moi épuiser ma part de bonheur. Je ne sais pourquoi... J'ai peur d'en laisser échapper une parcelle. Un pressentiment m'avertit que je n'en jouirai pas longtemps!...

      Un pressentiment!... C'était autre chose encore. C'était pire. Les dernières pages du manuscrit expliquèrent mieux au jeune veuf pourquoi Francine ne rompit point le silence. Dans quelle angoisse la chère créature de bonté, de douceur, qu'il adorait avec tant de passion, vécut les derniers jours de sa courte vie! Près de lui, alors même qu'il l'entourait de ses bras, le cauchemar la poursuivait. Et elle avait le courage de se taire!... Elle pouvait lui dissimuler tant d'horrible effroi! Elle pouvait lui sourire avec tant de calme! Héroïque petite martyre!...

      Le malheureux rencontra des notes telles que celles-ci:

      15 novembre.—Ai-je rêvé?... Mon sang se glace, lorsque j'essaie de ressusciter cette rapide impression d'hier soir. Et pourtant je doute... Non, ceci ne m'est pas arrivé. Une préoccupation trop vive, la surexcitation d'un spectacle émotionnant, où je trouvais des analogies avec la naissance de Serge, m'ont troublée, hallucinée...

       Du moins, je vais consigner ici ce que j'ai cru entendre.

      Nous sortions des fauteuils d'orchestre, Raymond et moi, et nous nous trouvions dans le couloir du rez-de-chaussée, au Vaudeville. Mon mari se sépara de moi un instant pour prendre notre vestiaire. Afin de ne pas être trop bousculée par la foule, qui s'écoulait, je me rangeai contre la paroi, du côté du théâtre. La porte d'une loge, restée entr'ouverte, céda un peu derrière moi. Je m'y enfonçai à demi. Tout à coup, un chuchotement rapide, mais très distinct, entra nettement dans mon oreille:

       —«Il faudra choisir entre votre mari et votre filleul. C'était trop de garder l'enfant. Du moins, vous deviez rester seule avec le secret.»

       Si je ne me retournai pas tout de suite, c'est que le sens des paroles ne pénétra pas instantanément jusqu'à mon cerveau. Il me fallut tout entendre pour que mon saisissement devînt de la compréhension. Quand je cherchai du regard autour de moi, il était trop tard. Aucune des personnes entre lesquelles j'étais pressée du côté du couloir ne pouvait avoir prononcé de telles phrases. L'intérieur de la loge, vers lequel je me penchai, me sembla vide. Cependant quelqu'un pouvait encore y être caché, dans le noir. Car l'orchestre, au delà, venait de s'éteindre.

       Mon cœur se mit à battre affreusement. Cette voix, avec ses inflexions, son accent, restait en moi. Elle s'élevait, grossissait, réveillait d'étranges échos. Et soudain, je la reconnus!... C'était la voix de la religieuse... de cette religieuse que je soupçonnai d'être un homme déguisé, et qui me tint si rudement les bras dans la voiture, durant la nuit du mystère.

      20 novembre.—Qu'a-t-on voulu dire?... Que, mariée, je ne suis plus maîtresse du secret, que je le livrerai à l'autre moi-même... celui à qui je voudrai dire tout?...

       Comment l'a-t-on su? C'est vrai... Oui, je me proposais de tout apprendre à Raymond. N'était-ce pas mon devoir? Mais quel est-il, mon devoir?... Je ne sais plus maintenant. J'ai peur. La voix de cette sinistre religieuse... Cette voix qui se faisait molle, étouffée, dans la voiture... et qui est entrée ainsi en moi, l'autre soir, avec un son faux et ouaté... Ce fut comme un souffle... terrifiant!...

      22 novembre.—«Choisir... entre mon mari et mon filleul...» Qu'est-ce que cela peut signifier?...

      23 novembre.—ILS m'ont épiée, suivie?... Je suis liée à ces malfaiteurs!... Je me croyais oubliée d'eux, avec l'enfant. Quelle folie!... Ces gens qui ont eu la résolution, l'audace, l'habileté, de faire ce qu'ils ont fait... qui ont tout préparé, prévu,—sans une erreur,—naturellement ils devaient veiller sur leur œuvre, ne point la laisser au hasard, entre les mains d'une jeune fille.

       Quels intérêts puissants doivent être en jeu!...

       Ai-je commis un crime en épousant Raymond sans le prévenir? Puissé-je l'expier seule, et qu'il n'en souffre pas, mon Dieu!...

      8 décembre.—Une lettre anonyme, à présent, et qui m'est parvenue de quelle façon!

       Je prenais le train pour aller voir Serge, à Saint-Rémy-lès-Chevreuse... Seule dans mon compartiment, déjà en route, je dépliai un journal pour lire... Un papier tomba de ce journal...

       C'est affolant!

       Je l'avais emporté de la maison... pris à Raymond, tout ouvert, et replié par moi-même, ce journal. Mais, un instant, je le laissai sur la banquette du fiacre, lorsque je m'arrêtai pour acheter des jouets à Serge, en allant à la gare. Est-ce là qu'on a glissé le papier?

       La voici, cette lettre anonyme.

      Ici, intercalé dans le manuscrit de Francine, un carré de papier écolier, sur lequel, en lettres d'imprimerie, se lisait:

       «L'avertissement du Vaudeville ne vous a pas suffi.

       «Précisons.

       «Voici trois ans qu'on patiente, qu'on vous épargne, vous et l'enfant, malgré votre imprudence, le manque audacieux à votre parole donnée. Car vous aviez juré de confier le marmot à l'Assistance. Maintenant vous avez mis un amoureux dans l'affaire. Ça dépasse les bornes.

       «Choisissez donc: ou vous quitterez la France avec votre cher époux, sans plus vous soucier du petit; ou l'on trouvera un moyen de vous soustraire le moutard,—de le soustraire peut-être un peu radicalement, faites-y attention!

       «Deux conseils, en attendant mieux: Si vous n'avez rien dit à votre mari, persistez dans ce silence. Cela vaudra mieux pour sa santé. Puis cessez de vous occuper


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