Chacune son Rêve. Daniel Lesueur

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Chacune son Rêve - Daniel Lesueur


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devant la mine interloquée de son conducteur, que lui révélait la lumière d'un bec de gaz, il jeta sa propre adresse:

      —«Rue du Général-Foy.»

      Rentré chez lui, Delchaume, après un coup d'œil sur la liste des clients venus à sa consultation, et qu'avait reçus son remplaçant, refusa de dîner, s'enferma dans son cabinet de travail.

      C'était l'ancien cabinet de Francine.

      En ce ménage de deux docteurs, avant que la mort ne l'eût brisé, la jeune femme gardait, pour la réception de sa clientèle—surtout féminine,—la pièce la plus élégante, la mieux exposée. Au lendemain de son veuvage, le mari au désespoir—amant plus que mari, et en deuil d'un bonheur si court!—ne voulut pas dépayser sa douleur, ses souvenirs. Il garda l'appartement de la rue du Général-Foy,—le cher appartement installé avec tant de soins, tant de goût, témoin de tant de joie, de tant d'espoirs! Et il prit, comme sanctuaire de son labeur, le cabinet de Francine, où il sentait flotter plus constamment, plus près de lui, l'âme vaillante et tendre de l'adorable compagne perdue.

      Ce soir, lorsqu'il y rentra, il plaça sur son bureau, dans la clarté de la lampe électrique, le livre qu'il rapportait de Claire-Source. Avant de le rouvrir, pour y trouver la suite des confidences tragiques, interrompues par la tombée de la nuit, il contempla encore l'extérieur de l'humble volume. Sur la couverture, à teinte jadis vive, aujourd'hui fanée, aux dorures éteintes, il relut le titre:

      LA GUIRLANDE DES MARGUERITES

      Il lui sembla entendre la pauvre voix mourante balbutier ces mots étranges:

      «Mon secret... dans la guirlande des marguerites, à Claire-Source.»

      Qui donc ne s'y serait trompé comme lui? Dire qu'il avait fouillé la corbeille des fleurs vivantes, alors que ces tristes fleurs mortes se fermaient sur le frémissant mystère, parmi les autres livres, dans la petite bibliothèque, au fond de l'ancienne chambre de jeune fille, où flottait un si nostalgique parfum!...

      La reliure soulevée montrait, collé à la feuille de garde, un bulletin à vignette, mentionnant le prix d'excellence accordé à l'élève Francine. Ensuite commençaient les biographies, illustrées par les traditionnels portraits, des Marguerites,—reines, princesses ou artistes,—célèbres dans l'histoire. Mais des feuillets avaient été coupés et remplacés par une sorte de cahier d'une épaisseur équivalente,—le manuscrit.

      Raymond passa rapidement sur ce qu'il avait lu,—dévoré plutôt,—deviné presque, sous la nuit envahissante qui lui disputait les mots. Le récit s'arrêtait d'ailleurs peu après le passage où il avait dû fermer le livre, et à la suite duquel il avait bondi hors de l'auto, pour être seul, pour tomber à genoux, pour exhaler son transport dans la solitude. La fin de ce récit narrait, en quelques mots, une coïncidence qui détermina, facilita, la résolution prise par Francine de faire elle-même élever l'enfant. Une pauvre brave femme du village de Champagne,—pays de Claire-Source,—la garde-barrière, venait de perdre un bébé de quelques jours, qu'elle commençait d'allaiter. Lui mettre au sein le petit nouveau venu, c'était doublement une bonne action. On la sauvait, et l'on assurait à l'enfant une tendresse exclusive, maternelle. Francine mentionnait la circonstance et ajoutait:

       La nourrice s'appelle Mme Favier. Elle est femme du garde-barrière, à la halte de Champagne. Je vais faire un testament en sa faveur, du peu que je possède, et que j'augmenterai en exerçant la médecine, à la condition qu'elle continue à servir de mère à l'enfant, au cas où je viendrais à mourir. Je connais assez cette excellente créature pour souhaiter cela au petit abandonné, s'il me perd.

       Je me rends bien compte que, par une telle mesure, je confirmerai le soupçon qui, déjà, doit naître autour de moi, que je suis la mère. Qu'importe!

       J'ai dit à tous que j'avais trouvé ce pauvre ange sur le chemin, contre notre grille, et je l'ai fait inscrire à la mairie de Champagne sous le nom de Serge. Comme il lui fallait un nom de famille, j'ai cherché sur le calendrier, où, juste à côté de Serge, on voit saint Bruno. Mon filleul sera donc Serge Bruno.

       Je l'ai tenu sur les fonts baptismaux avec l'honnête Favier, son parrain. Par délicatesse, le brave homme m'a dit:

       —«Puisqu'il vous appellera «marraine», docteur Francine, je ne lui permettrai pas de m'appeler «parrain». Ça serait trop familier avec vous, pas convenable. Il trouvera bien lui-même...»

       Sur quoi, sa femme l'interrompit en souriant:

       —«Bah! c'est pas demain qu'il va parler, ce pauvre petit cœur.»

       Me voilà donc en possession d'un enfant, dont j'accepte la charge, et dont on m'attribuera plus tard,—sinon tout de suite,—la maternité. Je ne m'en trouble pas autrement. J'en éprouve une espèce de joie, peut-être même un peu de fierté. Nul n'a le droit de me demander compte de mes actes. Ma bonne tante Stéphanie, elle, sait à quoi s'en tenir. Elle m'a vue dans ma chambre la veille et le lendemain de l'aventure,—de cette aventure qui a duré une trentaine d'heures.—Tout ignorante de la vie qu'elle soit, et bien qu'ayant coiffé sainte Catherine depuis longtemps, elle sait qu'on ne recueille pas les bébés dans les choux, et que je ne puis avoir mis celui-là au monde. Sa certitude me suffit. Quant à mon futur époux,—si jamais je me marie, ce dont je n'ai aucune hâte...

      Les yeux de Raymond se voilèrent. Il repassa les dates... fit un bref calcul... Quatre ans!... Il y avait de cela quatre ans,—moins un mois, puisqu'on était en octobre. Non, elle ne le connaissait pas encore. Mais lui... Il l'avait déjà vue. Déjà il rêvait d'elle. Doucement... sans espoir défini, sans résolution prise. Il l'avait rencontrée à des cours, dans les hôpitaux, parmi la suite attentive de quelque maître fameux. De quelle séduction grave, profonde, elle lui avait ravi le cœur! Il ne s'en douta pas tout d'abord. Quatre ans... C'est l'année suivante qu'ils se connurent davantage, et que naquit leur grand amour.

      Le jeune homme reprit sa lecture.

      Quant à mon futur époux, écrivait alors Francine, du moment que je serai sa femme, c'est qu'il aura foi en moi, c'est que nous aurons réciproquement éprouvé notre loyauté. Que je lui révèle l'histoire de Serge, ou qu'il la découvre lorsque je ne serai plus, par ce document que j'établis aujourd'hui, il me croira. J'agirai avec lui suivant ma conscience, et suivant les événements.

       Avant que j'aie à m'expliquer auprès d'un mari, Serge aura peut-être retrouvé sa mère. Un remords peut venir au criminel. Il sait où me trouver. Peut-être fera-t-il rechercher son fils. Peut-être un de ces hasards qui rendent l'existence plus romanesque que le plus romanesque feuilleton, me mettra-t-il sur la trace de sa victime, de cette jeune créature que j'ai vue tant souffrir, et qui souffrira plus encore si elle vit... si elle sait...

       Je crois avoir tout enregistré ici,—tout, jusqu'au moindre détail. Ces feuillets sont le seul patrimoine de mon pauvre petit Serge. Réussiront-ils à lui restituer un nom, une famille, une mère?... C'est le secret de l'avenir et du destin.

      «Si jamais tu les lis, petit Serge, et que je ne sois plus là, pense tendrement à celle qui t'a pris dans ses bras, au milieu de la campagne désolée, par la dure nuit de novembre,—ta première nuit en ce monde,—et qui a juré de t'aimer, de réparer pour toi, en la faible mesure de sa tendresse, la fatalité de ta naissance.

      Delchaume eut un sanglot en achevant cette page.—«O Serge...» murmura-t-il... «Je le lui rendrai, à mon petit François, ce nom qui est si bien le sien, ce nom que sa mère a balbutié, que mon admirable Francine lui a donné. C'est ma jalousie qui souffrait de ce nom. Je me figurais...»

      Il frissonna, se frappa la poitrine. Pourtant, il n'avait à s'accuser que de sa propre torture. Pas un sentiment vil ne souilla en lui la mémoire de Francine, même quand il subissait la douleur de croire qu'un autre l'avait rendue mère.

      Le


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