Monsieur Parent. Guy de Maupassant

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Monsieur Parent - Guy de Maupassant


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parut sur la porte, le visage pâle, l’oeil brillant, et elle annonça d’une voix tremblante d’exaspération:

      – Il est sept heures et demie, monsieur.

      Parent jeta sur la pendule un regard inquiet et résigné, et murmura:

      – En effet, il est sept heures et demie.

      – Voilà, mon dîner est prêt, maintenant.

      Voyant l’orage, il s’efforça de l’écarter: – Mais ne m’as-tu pas dit, quand je suis rentré, que tu ne le ferais que pour huit heures?

      – Pour huit heures!… Vous n’y pensez pas, bien sûr! Vous n’allez pas vouloir faire manger le petit à huit heures maintenant. On dit ça, pardi, c’est une manière de parler. Mais ça détruirait l’estomac du petit de le faire manger à huit heures! Oh! s’il n’y avait que sa mère! Elle s’en soucie bien de son enfant! Ah oui! parlons-en, en voilà une mère! Si ce n’est pas une pitié de voir des mères comme ça!

      Parent, tout frémissant d’angoisse, sentit qu’il fallait arrêter net la scène menaçante.

      – Julie, dit-il, je ne te permets point de parler ainsi de ta maîtresse. Tu entends, n’est-ce pas? ne l’oublie plus à l’avenir.

      La vieille bonne, suffoquée par l’étonnement, tourna les talons et sortit en tirant la porte avec tant de violence que tous les cristaux du lustre tintèrent. Ce fut, pendant quelques secondes, comme une légère et vague sonnerie de petites clochettes invisibles qui voltigea dans l’air silencieux du salon.

      Georges, surpris d’abord, se mit à battre des mains avec bonheur, et, gonflant ses joues, fit un gros «boum» de toute la force de ses poumons pour imiter le bruit de la porte.

      Alors son père lui conta des histoires; mais la préoccupation de son esprit lui faisait perdre à tout moment le fil de son récit; et le petit, ne comprenant plus, ouvrait de grands yeux étonnés.

      Parent ne quittait pas la pendule du regard. Il lui semblait voir marcher l’aiguille. Il aurait voulu arrêter l’heure, faire immobile le temps jusqu’à la rentrée de sa femme. Il n’en voulait pas à Henriette d’être en retard, mais il avait peur, peur d’elle et de Julie, peur de tout ce qui pouvait arriver. Dix minutes de plus suffiraient pour amener une irréparable catastrophe, des explications et des violences qu’il n’osait même imaginer. La seule pensée de la querelle, des éclats de voix, des injures traversant l’air comme des balles, des deux femmes face à face se regardant au fond des yeux et se jetant à la tête des mots blessants, lui faisait battre le coeur, lui séchait la bouche ainsi qu’une marche au soleil, le rendait mou comme une loque, si mou qu’il n’avait plus la force de soulever son enfant et de le faire sauter sur son genou.

      Huit heures sonnèrent; la porte se rouvrit et Julie reparut. Elle n’avait plus son air exaspéré, mais un air de résolution méchante et froide, plus redoutable encore.

      – Monsieur, dit-elle, j’ai servi votre maman jusqu’à son dernier jour, je vous ai élevé aussi de votre naissance jusqu’à aujourd’hui! Je crois qu’on peut dire que je suis dévouée à la famille…

      Elle attendit une réponse.

      Parent balbutia: «Mais oui, ma bonne Julie».

      Elle reprit: – Vous savez bien que je n’ai jamais rien fait par intérêt d’argent, mais toujours par intérêt pour vous; que je ne vous ai jamais trompé ni menti; que vous n’avez jamais pu m’adresser de reproches…

      – Mais oui, ma bonne Julie.

      – Eh bien, monsieur, ça ne peut pas durer plus longtemps. C’est par amitié pour vous que je ne disais rien, que je vous laissais dans votre ignorance; mais c’est trop fort, et on rit trop de vous dans le quartier. Vous ferez ce que vous voudrez, mais tout le monde le sait; il faut que je vous le dise aussi, à la fin, bien que ça ne m’aille guère de rapporter. Si madame rentre comme ça à des heures de fantaisie, c’est qu’elle fait des choses abominables.

      Il demeurait effaré, ne comprenant pas. Il ne put que balbutier: «Tais-toi… Tu sais que je t’ai défendu…»

      Elle lui coupa la parole avec une résolution irrésistible.

      – Non, monsieur, il faut que je vous dise tout, maintenant. Il y a longtemps que madame a fauté avec M. Limousin. Moi, je les ai vus plus de vingt fois s’embrasser derrière les portes. Oh, allez! si M. Limousin avait été riche, ça n’est pas M. Parent que madame aurait épousé. Si monsieur se rappelait seulement comment le mariage s’est fait, il comprendrait la chose d’un bout à l’autre…

      Parent s’était levé, livide, balbutiant: «Tais-toi… tais-toi… ou…»

      Elle continua:

      – Non, je vous dirai tout. Madame a épousé monsieur par intérêt; et elle l’a trompé du premier jour. C’était entendu entre eux, pardi! Il suffit de réfléchir pour comprendre ça. Alors comme madame n’était pas contente d’avoir épousé monsieur qu’elle n’aimait pas, elle lui a fait la vie dure, si dure que j’en avais le coeur cassé, moi qui voyais ça…

      Il fit deux pas, les poings fermés, répétant: «Tais-toi… tais-toi…» car il ne trouvait rien à répondre.

      La vieille bonne ne recula point; elle semblait résolue à tout.

      Mais Georges, effaré d’abord, puis effrayé par ces voix grondantes, se mit à pousser des cris aigus. Il restait debout derrière son père, et, la face crispée, la bouche ouverte, il hurlait.

      La clameur de son fils exaspéra Parent, l’emplit de courage et de fureur. Il se précipita vers Julie, les deux bras levés, prêt à frapper des deux mains, et criant: «Ah misérable! tu vas tourner les sens du petit».

      Il la touchait déjà! Elle lui jeta par la face:

      – Monsieur peut me battre s’il veut, moi qui l’ai élevé; ça n’empêchera pas que sa femme le trompe et que son enfant n’est pas de lui!…

      Il s’arrêta tout net, laissa retomber ses bras; et il restait en face d’elle tellement éperdu qu’il ne comprenait plus rien.

      Elle ajouta: – Il suffit de regarder le petit pour reconnaître le père, pardi! c’est tout le portrait de M. Limousin. Il n’y a qu’à regarder ses yeux et son front. Un aveugle ne s’y tromperait pas…

      Mais il l’avait saisie par les épaules et il la secouait de toute sa force, bégayant: «Vipère… vipère! Hors d’ici, vipère!… Va-t’en ou je te tuerais!… Va-t’en! Va-t’en!…»

      Et d’un effort désespéré il la lança dans la pièce voisine. Elle tomba sur la table servie dont les verres s’abattirent et se cassèrent; puis, s’étant relevée, elle mit la table entre elle et son maître, et, tandis qu’il la poursuivait pour la ressaisir, elle lui crachait au visage des paroles terribles:

      – Monsieur n’a qu’à sortir… ce soir… après dîner… et qu’à rentrer tout de suite… il verra!… il verra si j’ai menti!… Que monsieur essaye… il verra.

      Elle avait gagné la porte de la cuisine et elle s’enfuit. Il courut derrière elle, monta l’escalier de service jusqu’à sa chambre de bonne où elle s’était enfermée, et heurtant la porte:

      – Tu vas quitter la maison à l’instant même.

      Elle répondit à travers la planche:

      – Monsieur peut y compter. Dans une heure je ne serai plus ici.

      Alors il redescendit lentement, en se cramponnant à la rampe pour ne point tomber; et il rentra dans son salon où Georges pleurait, assis par terre.

      Parent s’affaissa sur un siège et regarda l’enfant d’un oeil hébété. Il ne comprenait plus rien; il ne savait plus rien; il se sentait étourdi, abruti, fou, comme s’il venait de choir sur la tête; à peine se souvenait-il des choses horribles que lui avait dites sa bonne. Puis, peu à peu, sa raison, comme


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