Monsieur Parent. Guy de Maupassant

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Monsieur Parent - Guy de Maupassant


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qu’il tâchait de se rassurer et de se convaincre, mille petits faits se réveillaient en son souvenir, des paroles de sa femme, des regards de Limousin, un tas de riens inobservés, presque inaperçus, des sorties tardives, des absences simultanées, et même des gestes presque insignifiants, mais bizarres qu’il n’avait pas su voir, pas su comprendre, et qui, maintenant, prenaient pour lui une importance extrême, établissaient une connivence entre eux. Tout ce qui s’était passé depuis ses fiançailles surgissait brusquement en sa mémoire surexcitée par l’angoisse. Il retrouvait tout, des intonations singulières, des attitudes suspectes; et son pauvre esprit d’homme calme et bon, harcelé par le doute, lui montrait maintenant, comme des certitudes, ce qui aurait pu n’être encore que des soupçons.

      Il fouillait avec une obstination acharnée dans ces cinq années de mariage, cherchant à retrouver tout, mois par mois, jour par jour; et chaque chose inquiétante qu’il découvrait le piquait au coeur comme un aiguillon de guêpe.

      Il ne pensait plus à Georges, qui se taisait maintenant, le derrière sur le tapis. Mais, voyant qu’on ne s’occupait pas de lui, le gamin se remit à pleurer.

      Son père s’élança, le saisit dans ses bras, et lui couvrit la tête de baisers. Son enfant lui demeurait au moins! Qu’importait le reste? Il le tenait, le serrait, la bouche dans ses cheveux blonds, soulagé, consolé, balbutiant: «Georges… mon petit Georges, mon cher petit Georges…» Mais il se rappela brusquement ce qu’avait dit Julie!… Oui, elle avait dit que son enfant était à Limousin… Oh! cela n’était pas possible, par exemple! non, il ne pouvait le croire, il n’en pouvait même douter une seconde. C’était là une de ces odieuses infamies qui germent dans les âmes ignobles des servantes! Il répétait: «Georges… mon cher Georges». Le gamin, caressé, s’était tu de nouveau.

      Parent sentait la chaleur de la petite poitrine pénétrer dans la sienne à travers les étoffes. Elle l’emplissait d’amour, de courage, de joie; cette chaleur douce d’enfant le caressait, le fortifiait, le sauvait.

      Alors il écarta un peu de lui la tête mignonne et frisée pour la regarder avec passion. Il la contemplait avidement, éperdument, se grisant à la voir, et répétant toujours: «Oh! mon petit… mon petit Georges!…»

      Il pensa soudain: «S’il ressemblait à Limousin… pourtant!»

      Ce fut en lui quelque chose d’étrange, d’atroce, une poignante et violente sensation de froid dans tout son corps, dans tous ses membres, comme si ses os, tout à coup, fussent devenus de glace. Oh! s’il ressemblait à Limousin!… et il continuait à regarder Georges qui riait maintenant. Il le regardait avec des yeux éperdus, troubles, hagards. Et il cherchait dans le front, dans le nez, dans la bouche, dans les joues, s’il ne retrouvait pas quelque chose du front, du nez, de la bouche ou des joues de Limousin.

      Sa pensée s’égarait comme lorsqu’on devient fou; et le visage de son enfant se transformait sous son regard, prenait des aspects bizarres, des ressemblances invraisemblables.

      Julie avait dit: «Un aveugle ne s’y tromperait pas». Il y avait donc quelque chose de frappant, quelque chose d’indéniable! Mais quoi? Le front? Oui, peut-être? Cependant Limousin avait le front plus étroit! Alors la bouche? Mais Limousin portait toute sa barbe! Comment constater les rapports entre ce gras menton d’enfant et le menton poilu de cet homme?

      Parent pensait: «Je n’y vois pas, moi, je n’y vois plus; je suis trop troublé; je ne pourrais rien reconnaître maintenant… Il faut attendre; il faudra que je le regarde bien demain matin, en me levant».

      Puis il songea: «Mais s’il me ressemblait, à moi, je serais sauvé! sauvé!»

      Et il traversa le salon en deux enjambées pour aller examiner dans la glace la face de son enfant à côté de la sienne.

      Il tenait Georges assis sur son bras, afin que leurs visages fussent tout proches, et il parlait haut, tant son égarement était grand. «Oui… nous avons le même nez… le même nez… peut-être… ce n’est pas sûr… et le même regard… Mais non, il a les yeux bleus… Alors… oh! mon Dieu!… mon Dieu!… mon Dieu!… je deviens fou!… Je ne veux plus voir… je deviens fou!…»

      Il se sauva loin de la glace, à l’autre bout du salon, tomba sur un fauteuil, posa le petit sur un autre, et il se mit à pleurer. Il pleurait par grands sanglots désespérés. Georges, effaré d’entendre gémir son père, commença aussitôt à hurler.

      Le timbre d’entrée sonna. Parent fit un bond, comme si une balle l’eût traversé. Il dit: «La voilà… qu’est-ce que je vais faire?…» Et il courut s’enfermer dans sa chambre pour avoir le temps, au moins, de s’essuyer les yeux. Mais, après quelques secondes, un nouveau coup de timbre le fit encore tressaillir; puis il se rappela que Julie était partie sans que la femme de chambre fût prévenue. Donc personne n’irait ouvrir? Que faire? Il y alla.

      Voici que tout d’un coup il se sentait brave, résolu, prêt pour la dissimulation et la lutte. L’effroyable secousse l’avait mûri en quelques instants. Et puis il voulait savoir; il le voulait avec une fureur de timide et une ténacité de débonnaire exaspéré.

      Il tremblait cependant! Était-ce de peur? Oui… Peut-être avait-il encore peur d’elle? sait-on combien l’audace contient parfois de lâcheté fouettée?

      Derrière la porte qu’il avait atteinte à pas furtifs, il s’arrêta pour écouter. Son coeur battait à coups furieux; il n’entendait que ce bruit-là: ces grands coups sourds dans sa poitrine et la voix aiguë de Georges qui criait toujours, dans le salon.

      Soudain, le son du timbre éclatant sur sa tête, le secoua comme une explosion; alors il saisit la serrure, et, haletant, défaillant, il fit tourner la clef et tira le battant.

      Sa femme et Limousin se tenaient debout en face de lui, sur l’escalier.

      Elle dit, avec un air d’étonnement où apparaissait un peu d’irritation:

      – C’est toi qui ouvres, maintenant? Où est donc Julie?

      Il avait la gorge serrée, la respiration précipitée; et il s’efforçait de répondre, sans pouvoir prononcer un mot.

      Elle reprit: – Es-tu devenu muet? Je te demande où est Julie.

      Alors il balbutia: – Elle… elle… est… partie…

      Sa femme commençait à se fâcher:

      – Comment, partie? Où ça? Pourquoi?

      Il reprenait son aplomb peu à peu et sentait naître en lui une haine mordante contre cette femme insolente, debout devant lui.

      – Oui, partie pour tout à fait… je l’ai renvoyée…

      – Tu l’as renvoyée?… Julie?… Mais tu es fou…

      – Oui, je l’ai renvoyée parce qu’elle avait été insolente… et qu’elle… qu’elle a maltraité l’enfant.

      – Julie?

      – Oui… Julie.

      – À propos de quoi a-t-elle été insolente?

      – À propos de toi.

      – À propos de moi?

      – Oui… parce que son dîner était brûlé et que tu ne rentrais pas.

      – Elle a dit…?

      – Elle a dit… des choses désobligeantes pour toi… et que je ne devais pas… que je ne pouvais pas entendre…

      – Quelles choses?

      – Il est inutile de les répéter.

      – Je désire les connaître.

      – Elle a dit qu’il était très malheureux pour un homme comme moi, d’épouser une femme comme toi, inexacte, sans ordre, sans soins, mauvaise maîtresse de maison, mauvaise mère, et mauvaise épouse…

      La jeune femme était entrée dans l’antichambre, suivie par Limousin qui ne disait mot devant cette


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