Mont Oriol. Guy de Maupassant
Читать онлайн книгу.Journal avec une attention violente d’esprit faible, toujours échappé, et les deux filles, dans l’embrasure de la fenêtre, travaillaient à la même tapisserie commencée par les deux bouts.
Elles se dressèrent les premières, d’un seul mouvement, stupéfaites de cette visite imprévue; puis, le grand Jacques leva la tête, une tête congestionnée par l’effort du cerveau; puis, enfin, le père Oriol se réveilla et rappela à lui, l’une après l’autre, ses longues jambes étendues sur la seconde chaise.
La pièce était nue, peinte à la chaux, pavée, meublée de sièges de paille, d’une commode d’acajou, de quatre gravures d’Épinal sous verre et de grands rideaux blancs.
Tout le monde se regardait, et la servante, la jupe relevée jusqu’aux genoux, attendait sur la porte, clouée là par la curiosité.
Andermatt se présenta, se nomma, nomma son beau-frère le comte de Ravenel, s’inclina profondément devant les jeunes filles, avec un salut plongeon de la plus extrême élégance, puis s’assit tranquillement en ajoutant:
– Monsieur Oriol, je viens causer affaires avec vous. Je n’irai pas d’ailleurs par quatre chemins pour m’expliquer. Voici. Vous avez découvert tantôt une source dans votre vigne. L’analyse de cette eau sera faite dans quelques jours. Si elle ne vaut rien, je me retire, bien entendu; si, au contraire, elle donne ce que j’espère, je vous propose d’acheter cette pièce de terre et toutes celles qui l’entourent.
Pensez à ceci. Personne autre que moi ne pourra faire ce que je vous offre là, personne! L’ancienne Société touche à la faillite, elle n’aura donc pas l’idée de bâtir un nouvel établissement, et l’insuccès de cette entreprise n’encouragera pas de nouvelles tentatives.
«Ne me répondez rien aujourd’hui, consultez votre famille. Quand l’analyse sera connue, vous me fixerez votre prix. S’il me va, je dirai oui, s’il ne me va pas, je dirai non, et je m’en irai. Je ne marchande jamais, moi.»
Le paysan, homme d’affaires à sa manière, et fin comme pas un, répondit avec politesse qu’il verrait, qu’il était honoré, qu’il réfléchirait, et il offrit un verre de vin.
Andermatt accepta, et comme le jour baissait, Oriol dit à ses filles, qui s’étaient remises à travailler, les yeux baissés sur l’ouvrage:
– Baillez de la lumière, pitiotes.
Elles se levèrent toutes les deux ensemble, passèrent dans une pièce voisine, puis revinrent, l’une portant deux bougies allumées, l’autre quatre verres sans pied, des verres de pauvre. Les bougies étaient neuves, ornées de bobèches de papier rose, placées en ornement sans doute sur la cheminée des fillettes.
Alors Colosse se dressa; car les mâles seuls allaient au cellier.
Andermatt eut une idée.
– Ca me ferait plaisir de voir votre cellier. Vous êtes le premier vigneron du pays, il doit être fort beau!
Oriol, touché au coeur, s’empressa de les conduire, et prenant un des flambeaux passa le premier. On retraversa la cuisine, puis on descendit dans une cour où un reste de clarté laissait deviner des tonnes vides debout, des meules de granit géantes roulées dans un coin, percées d’un trou au milieu, pareilles aux roues de quelque char antique et colossal, un pressoir démonté avec ses vis de bois, ses membres bruns vernis par l’usure et luisant soudain dans l’ombre sous un reflet de la lumière, puis des instruments de travail dont l’acier poli par la terre avait des éclats d’arme de guerre. Toutes ces choses s’éclairaient peu à peu à mesure que le vieux passait devant elles, portant d’une main sa bougie et faisant de l’autre un réflecteur.
On sentait déjà le vin, le raisin pilé, séché. Ils arrivèrent devant une porte fermée par deux serrures. Oriol l’ouvrit, et élevant soudain au-dessus de sa tête le flambeau, montra vaguement une longue suite de barriques alignées et portant sur leur flanc ventru un second rang de fûts moins gros. Il fit voir d’abord que cette cave de plain-pied s’enfonçait dans la montagne, puis il expliqua les contenus des pièces, les âges, les récoltes, les mérites, puis, lorsqu’on fut arrivé devant le cru de la famille, il caressa de la main la futaille ainsi qu’on fait sur la croupe d’un cheval aimé, et d’une voix fière:
– Vous allez goûter chélui-là. Il n’y a pas un vin en bouteille qui le vaille, pas un, ni à Bordeaux ni ailleurs.
Car il avait l’amour violent des campagnards pour le vin resté en pièce.
Colosse, qui suivait portant un broc, se pencha, tourna le robinet de la chantepleure, tandis que le père l’éclairait avec précaution comme s’il eût accompli un travail difficile et minutieux.
La bougie frappait en plein leurs visages, la tête de vieux procureur de l’aïeul et la tête de troupier paysan du fils.
Andermatt murmura à l’oreille de Gontran:
– Hein, quel beau Téniers.
Le jeune homme répondit tout bas:
– J’aime mieux les filles.
Puis on revint.
Il fallut alors boire ce vin, en boire beaucoup, pour plaire aux deux Oriol.
Les fillettes s’étaient rapprochées de la table et continuaient leur travail comme si personne n’eût été là. Gontran les regardait sans cesse, se demandant si elles étaient jumelles, tant elles se ressemblaient. Une pourtant était plus grasse, et plus petite, l’autre plus distinguée. Leurs cheveux, châtains, non pas noirs, collés en bandeaux sur les tempes, luisaient aux légers mouvements de leurs têtes. Elles avaient la mâchoire et le front un peu forts de la race auvergnate, les pommettes un peu marquées, mais la bouche charmante, l’oeil ravissant, les sourcils d’une netteté rare, et une fraîcheur de teint délicieuse. On sentait à les voir qu’elles n’avaient point été élevées dans cette maison, mais dans une pension élégante, dans le couvent où vont les demoiselles riches et nobles de l’Auvergne, et qu’elles avaient recueilli là les manières discrètes des filles du monde.
Cependant Gontran, pris de dégoût devant ce verre rouge placé devant lui, poussait le pied d’Andermatt pour le décider à partir. Il se leva enfin et tous deux serrèrent avec énergie les mains des deux paysans, puis ils saluèrent de nouveau, avec cérémonie, les jeunes filles qui répondirent, sans se lever cette fois, par un léger mouvement de tête.
Dès qu’ils furent dans la rue, Andermatt se remit à parler.
– Hein, mon cher, quelle curieuse famille! Comme elle est palpable ici, la transition du peuple au monde! On avait besoin du fils pour cultiver la vigne, afin d’économiser le salaire d’un homme – stupide économie – n’importe, on l’a gardé; et il est côté peuple. Quant aux filles, elles sont côté monde, presque tout à fait déjà. Qu’elles fassent des mariages propres, et elles seront aussi bien que n’importe laquelle de nos femmes, et même beaucoup mieux que la plupart. Je suis content de voir ces gens-là autant qu’un géologue de trouver un animal de la période tertiaire!
Gontran demanda:
– Laquelle préférez-vous?
– Laquelle? comment, laquelle? Laquelle quoi?…
– De ces fillettes?
– Ah! par exemple, je n’en sais rien! Je ne les ai pas regardées au point de vue de la comparaison. Mais qu’est-ce que cela peut vous faire, vous n’avez pas l’intention d’en enlever une?
Gontran se mit à rire:
– Oh! non, mais je suis ravi de rencontrer pour une fois des femmes fraîches, vraiment fraîches, fraîches comme on ne l’est jamais chez nous. J’aime les regarder comme vous aimez regarder un Téniers, vous. Rien ne me plaît à voir autant qu’une jolie fille, n’importe où, de n’importe quelle classe. Ce sont mes bibelots, à moi. Je ne collectionne pas, mais j’admire, j’admire passionnément, en artiste, mon cher, en artiste convaincu et désintéressé! Que voulez-vous, j’aime ça! À propos, vous ne